Bibliothèques

Congrès de l’ABF : la fabrique du citoyen

Olivier Dion

Congrès de l’ABF : la fabrique du citoyen

Belle et féconde thématique choisie par l’ABF pour son congrès 2013 les 6, 7 et 8 juin à Lyon : comment les bibliothèques, rares lieux culturels gratuits et ouverts à tous dans la cité d’aujourd’hui, participent-elles à la « fabrique du citoyen » ?

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Par Laurence Santantonios,
Véronique Heurtematte,
Créé le 11.10.2013 à 19h48 ,
Mis à jour le 14.04.2014 à 17h55

A l’heure d’Internet et du multiculturalisme, et hélas du chômage et de la pauvreté, les questions citoyennes sont plus que jamais au cœur des bibliothèques-médiathèques. Elles constituent aujourd’hui les rares lieux publics où l’on peut pénétrer librement et gratuitement et côtoyer des personnes de tous horizons sociaux et culturels. Offrir des collections ne suffit plus, il s’agit d’accueillir, de guider, de répondre à la demande, de fournir des services de plus en plus nombreux et variés. La très sérieuse Inspection des bibliothèques ne s’y est pas trompée en écrivant dans un récent rapport que « le centre de gravité se déplace des collections vers le public » (1). En plaçant l’usager-citoyen au cœur de son 59e congrès annuel (voir programme ci-contre), l’ABF pose donc la question capitale à laquelle doivent répondre toutes les bibliothèques d’aujourd’hui.

Dans ce dossier, nous donnons la parole à Anne Verneuil, présidente fraîchement élue de l’ABF et par ailleurs directrice des affaires culturelles et de la médiathèque d’Anzin dans le Nord. Nous enquêtons sur la question de l’immigration, montrant que la bibliothèque peut - et doit - être un outil d’intégration des nouveaux arrivants et des personnes éloignées des institutions culturelles, tant en France qu’aux Etats-Unis où la Queens Library de New York a mis en place un remarquable dispositif en direction des populations immigrées.

Le sociologue Serge Paugam, dont le travail porte sur la disqualification et la pauvreté, explique comment la BPI, dont le principe fondateur est de n’exclure personne, est un lieu d’apprentissage de la citoyenneté. Enfin, le bibliothécaire Mohamed Bouali raconte son étonnant parcours professionnel dans l’agglomération de Plaine Commune, bel exemple du rôle que peut jouer la bibliothèque dans la construction de l’identité et de la citoyenneté.
L. S.

 

(1) Voir LH 951 du 26.4.2013, p. 51, et le blog de Patrick Bazin sur Livreshebdo.fr.

Trois jours de débats

Un prix ouvert à la francophonie

Pour la quatrième année consécutive, Livres Hebdo organise le grand prix des Bibliothèques qu’il présentera aux participants du congrès le jeudi 6 juin à 16 h 30. Une nouveauté cette année : le prix s’adresse à toutes les bibliothèques francophones partout dans le monde. En effet, d’abord ouvert aux établissements territoriaux, puis aux BU, le prix s’est installé dans le paysage de la lecture publique et universitaire française et a suscité l’intérêt de nos voisins francophones. Toutes les bibliothèques du monde francophone pourront donc se porter candidates. Le jury tiendra compte bien évidemment des contextes politiques et culturels différents ou des inégalités de moyens.

L’écrivain haïtien et montréalais Dany Laferrière (1), dont on connaît l’engagement pour la diffusion de la langue française dans le monde, présidera le jury 2013, qui sera composé de professionnels français et francophones de la chaîne du livre. Du côté des bibliothécaires siégeront la lauréate du grand prix 2012, Françoise Legendre (Le Havre), la présidente de l’Association des bibliothécaires belges, Françoise Dury, et le grand « bédépiste » Dominique Lahary (Val-d’Oise) ; l’éditeur est Olivier Bétourné (P-DG du Seuil), et la libraire Sylviane Friederich (La Librairie à Morges, Suisse). L’équipe « fixe » reste composée du sociologue Claude Poissenot, de Christine Ferrand et de Laurence Santantonios (Livres Hebdo).

Les candidats peuvent déjà s’inscrire et ne pas attendre la date de clôture (le 15 octobre) pour envoyer leurs dossiers (2). Les initiatives présentées doivent être réalisées entre le 1er octobre 2012 et le 15 octobre 2013. Le grand prix sera décerné à la bibliothèque qui répond le mieux aux critères de chacun des quatre prix : Innovation, Espace intérieur, Animation et Accueil. La soirée de remise des prix est prévue le mardi 3 décembre à la bibliothèque du Sénat. Le prix, soutenu cette année par France Culture, est sponsorisé par 3M, Dubich (les convaincus de la première heure…), Mondo-In et Biblioteca.
L. S.

(1) Voir LH 949, du 12.4.2013, p. 18-19.

(2) Règlement du prix et formulaire d’inscription sur le site http://www.livreshebdo.fr/

 

"L’usager est la finalité du projet"

 

Pour Anne Verneuil, la nouvelle présidente de l’Association des bibliothécaires de France, la mission première de la bibliothèque est la construction d’un citoyen informé, autonome, participant à la société civile.

 

Propos recueillis par L. S.

Pour une meilleure intégration

 

Depuis plusieurs années, les bibliothèques françaises ont mis en place des services en direction des personnes issues de l’immigration en s’efforçant de répondre à des impératifs paradoxaux : créer une offre spécifique et adaptée sans stigmatiser ; aider à l’insertion, notamment par l’apprentissage du français, tout en valorisant les cultures d’origine. Retour sur trois expériences significatives.

 

A Grenoble, l’objectif est de rassurer, de donner envie, de rappeler à quoi peut servir l’écrit dans la vie quotidienne : lire une recette ou un horaire de train.- Photo DR / BIBLIOTHÈQUE DE GRENOBLE

Comme dans d’autres pays occidentaux, les bibliothèques françaises élaborent depuis plusieurs années une offre de services destinée à aider les populations issues de l’immigration à mieux s’insérer dans leur pays d’accueil, en particulier en les accompagnant dans l’apprentissage du français. Ces missions, toujours menées en partenariat avec des associations spécialisées et les organismes sociaux de la ville, sont tout à fait légitimes en bibliothèque : elles s’insèrent dans les politiques de conquête de nouveaux publics, dans le développement des services de formation tout au long de la vie et dans le renforcement du rôle social des établissements de lecture publique. Elles posent cependant un certain nombre de questions, en particulier sur la manière d’intervenir avec pertinence auprès de ces publics avec des actions adaptées mais sans stigmatiser les participants, et sur la place des bibliothécaires dans ces dispositifs qui impliquent aussi des formateurs, des travailleurs sociaux, voire des artistes.

Depuis plusieurs années, les équipes des médiathèques de Montreuil en Seine-Saint-Denis y réfléchissent. Depuis 2006, ce réseau développe de nombreuses actions d’accompagnement à l’apprentissage du français, en collaboration avec des associations locales et avec le service municipal dédié à l’intégration, qui organise des cours de français langue étrangère (FLE) suivis par plus de 350 personnes par an. L’équipe propose des visites de la bibliothèque adaptées à un public non francophone, au cours desquelles sont mis en avant les documents susceptibles de les intéresser et la dimension conviviale de la bibliothèque. Suite à la demande exprimée par une étudiante des cours de FLE pendant une visite, la bibliothèque a instauré, depuis 2011, des ateliers de conversation animés par un bibliothécaire. L’établissement organise aussi des ateliers dans les classes d’accueil pour les élèves non francophones des collèges de Montreuil. Animés par une comédienne, ces ateliers partent de l’expression corporelle pour aller vers l’expression orale.

La bibliothèque monte régulièrement des opérations ponctuelles comme l’atelier du son, un cycle de quatre séances proposé au printemps à un groupe de travailleurs immigrés montreuillois, et animé par Monica Fantini, réalisatrice à Radio France internationale et créatrice du site Ecouter Paris, un parcours sonore en ligne dans la capitale.

Pour la troisième séance, une douzaine de participants se retrouvent dans une salle de la bibliothèque Robert-Desnos. L’animatrice annonce le programme : « Ce soir, nous allons constituer une valise sonore à partir de sons que chacun de nous va proposer. » Avant cela, on commence par un exercice à partir de mots sélectionnés par les participants la semaine précédente. Tout le monde doit répéter en boucle le mot « chuchoter », plus ou moins fort selon les indications données par un membre du groupe, désigné comme « chef d’orchestre ». Ce soir, c’est Amara, blouson noir et casquette sur la tête, qui endosse le rôle avec un plaisir évident, pendant que Monica Fantini enregistre l’exercice. Empruntant divers chemins, l’atelier a pour but de familiariser les participants à la langue française en les faisant jouer avec la sonorité des mots et en les invitant à s’exprimer à partir de sons du quotidien captés par la réalisatrice dans les rues de Paris ou d’ailleurs.

 

Faire tomber les obstacles

 

Les bibliothèques de Grenoble font également partie des réseaux qui mènent de longue date des actions en direction des publics non francophones. Elles interviennent notamment dans le cadre des actions sociolinguistiques (ASL) organisées par le centre de ressources départemental Isère relais illettrisme (Iris) et destinées à des personnes qui apprennent la langue française. Elles collaborent également avec les centres sociaux dans les quartiers et avec plusieurs associations de lutte contre l’illettrisme. Là aussi, l’accent est mis sur la convivialité : la bibliothèque accueille régulièrement les groupes d’étudiants, mais pas question de faire une visite classique en parlant de conditions d’inscription, d’horaires d’ouverture et de classification Dewey ! Le premier travail consiste à faire tomber les représentations négatives en invitant les personnes à s’exprimer sur l’image qu’elles ont des bibliothèques, de manière spontanée ou sous forme de jeu (j’aime, je n’aime pas). Le bibliothécaire présente ensuite les collections en partant de sujets proches de la vie des participants (le pays d’origine, la scolarité des enfants, leurs centres d’intérêt) ou simplement en fonction de la conversation en cours. L’objectif est de rassurer, de donner envie, de rappeler à quoi peut servir l’écrit dans la vie quotidienne : lire une recette ou un horaire de train. « Nous n’intervenons pas en affirmant d’emblée que la lecture c’est du plaisir, prévient Annie Vuillermoz, directrice des bibliothèques de quartier. Pour ces personnes éloignées de l’écrit, la lecture, c’est fastidieux, difficile. Il faut adopter une approche plus rassurante. »

 

Convaincre les partenaires

 

Dans ces dispositifs, les bibliothécaires doivent trouver leur place. Il est parfois nécessaire de convaincre non seulement les usagers, mais également les partenaires, voire les collègues. « On s’est beaucoup interrogé sur la place des bibliothécaires, des formateurs, des artistes intervenants. Notre position est claire : le bibliothécaire ne joue jamais le rôle de formateur. Dans les ateliers de conversation, par exemple, il anime en lançant un sujet de discussion, mais il ne s’agit pas d’un cours, insiste Renata Pannekoucke, coordinatrice des projets en direction des publics non francophones du réseau des bibliothèques de Montreuil. Par ailleurs, certains formateurs avec lesquels nous travaillons ont une vision restreinte de la bibliothèque. Ils nous demandent par exemple de ne visiter que le secteur jeunesse en pensant que c’est la seule chose adaptée à leurs élèves. A nous de leur montrer la diversité des ressources qui peuvent les intéresser. » Le secret de la réussite réside dans la patience et la persuasion : « Il faut du temps pour convaincre les partenaires et convaincre les équipes en interne. Il ne faut pas vouloir aller trop vite », confirme Fabrice Chambon, directeur du réseau des bibliothèques de Montreuil.

L’un des freins est le manque de formations à l’accueil des publics non francophones pour les bibliothécaires. A Grenoble, les bibliothécaires qui animent l’accueil des groupes participant aux ASL ont pu bénéficier des formations organisées par Iris et font régulièrement un travail d’autoévaluation de leurs actions en interne. « Les bibliothécaires doivent lutter contre leur tendance à la prescription, leur envie de transmettre comme message que lire, c’est bien, souligne Annie Vuillermoz. Nous favorisons l’échange plutôt que la prescription. Cette approche perturbe parfois les bénévoles des associations qui ont une vision très scolaire de l’apprentissage et de la bibliothèque. » Un autre obstacle est que, bien souvent, ces actions sont fondées sur le volontariat des bibliothécaires. C’est le cas à Grenoble, où l’accueil des publics non francophones repose sur deux personnes dans chaque bibliothèque. Principe de volontariat également à Montreuil, mais le directeur du réseau n’exclut pas de rendre systématique pour tout le monde la participation à ces actions, si ces dernières étaient amenées à prendre plus d’importance.

 

La conquête de la langue française

 

L’impact des actions menées envers les publics non francophones est un point essentiel mais délicat à évaluer. « Il est difficile de savoir quelle est l’efficacité des visites que nous organisons sur les participants, reconnaît Renata Pannekoucke. On voit cependant bon nombre d’entre eux revenir individuellement, souvent en demandant à voir la personne de l’équipe qui a assuré la visite. » Le réseau des bibliothèques tient à valoriser les cultures d’origine des usagers non francophones en proposant des collections en différentes langues (arabe, chinois, turc, tamoul, portugais) sur différents sujets, des documentaires sur les différents pays, mais aussi des auteurs français et des best-sellers internationaux traduits ou des guides touristiques sur Paris. « Nous menons des actions spécifiques mais le but est bien que ces publics participent à terme aux activités proposées à l’ensemble des usagers de la bibliothèque », souligne Fabrice Chambon. A Grenoble, le but de ces actions n’est pas forcément d’amener les participants à prendre leur carte de bibliothèque.

« Certains participants reviennent ensuite seuls pour lire le journal, des mamans emmènent leurs enfants à la section jeunesse. Peu s’inscrivent et deviennent des adhérents actifs », confirme Annie Vuillermoz. Mais notre objectif n’est pas que tous les participants s’inscrivent à la bibliothèque. Nous voulons simplement les aider dans leur conquête de la langue française. Dans ce parcours, la bibliothèque est un outil parmi d’autres. »

 

Le « livre vivant » de la BPI

 

La Bibliothèque publique d’information (BPI) du Centre Pompidou a, quant à elle, mis en place en direction des publics migrants un dispositif de médiation original, né en réponse à une situation de fait. A la fin des années 2000, les bibliothécaires voient apparaître un nouveau public : de jeunes immigrés d’origine afghane qui viennent exclusivement pour consulter gratuitement Internet. Faute d’une langue commune, le personnel ne peut communiquer avec ces usagers ni leur proposer d’autres services. C’est pour surmonter cet obstacle que la BPI organise depuis d’avril 2010 des permanences en partenariat avec France terre d’asile. Tous les jeudis et vendredis après-midi, un médiateur de l’association, maîtrisant six langues dont le farsi, le pachto, l’ourdou et le bengali, accueille ce public de migrants, servant auprès d’eux de véritable « livre vivant ». Ses interventions s’organisent autour de deux missions : d’une part, informer ces usagers sur les ressources de la bibliothèque, organiser des visites guidées dans leur langue et les initier au service autoformation. D’autre part, les informer sur leurs droits, les possibilités d’hébergement, et les orienter vers des structures spécialisées pour les demandeurs d’asile et les réfugiés.

Depuis un an, c’est Saleh qui occupe ce poste. On le rencontre à la fin de l’une de ses permanences. Ce jour-là, il a renseigné un jeune migrant qui voulait aller en Grande-Bretagne, traduit des documents administratifs pour un autre. Deux jeunes habitués sont de passage, juste pour dire bonjour et bavarder un peu. Les permanences de la BPI sont maintenant bien connues des nouveaux arrivants et font partie des bonnes adresses qui circulent par le bouche-à-oreille. « J’accueille régulièrement des personnes qui viennent ici directement dès le premier jour de leur arrivée en France », confirme Saleh. Ce jeune homme souriant aux manières posées est mieux placé que quiconque pour comprendre les inquiétudes et les espoirs de ces migrants fraîchement débarqués. Lui aussi a quitté son Afghanistan natal pour se retrouver en 2008 sur les pavés de Paris. A son arrivée, ne parlant pas un mot de français, il erre pendant dix jours dans les rues, jusqu’à ce qu’un camarade lui conseille d’aller à la BPI. Il y apprend le français dans l’espace autoformation. Travaillant dans un cabinet d’avocats, et depuis trois ans pour France terre d’asile à l’accueil des migrants, c’est lui qui, à son tour, aide les nouveaux arrivants à construire leur nouvelle vie.

Aujourd’hui, ce service accueille la communauté des Afghans, mais aussi des personnes en provenance d’Iran, de Tunisie ou de Syrie. Cette expérience a inspiré d’autres initiatives comme la création d’ateliers de conversation dans différentes langues dont le français langue étrangère, ou le recrutement de vacataires persanophones pour assurer la réception à l’espace autoformation où des accueils de groupes de migrants sont organisés en dehors des horaires d’ouverture du service pour les aider à se familiariser avec le lieu. Certaines tentatives en revanche ont été abandonnées, comme la création de collections en langues d’origine, les acquisitions dans certains pays se révélant trop compliquées, ou encore la mise en place de séances à mi-chemin entre le cours et l’atelier de conversation pour les débutants en français persanophones, abandonnées au bout d’un an. « L’expérience n’a pas été renouvelée car il apparaissait injuste d’offrir ce service pour ce seul groupe d’usagers et pas pour d’autres communautés linguistiques », explique Hélène Deleuze, chef du service Coordination de l’accueil. D’autres projets sont cependant en cours, notamment la création de collections de livres en français facile. L’équipe réfléchit également à une offre qui permettrait de faire la transition entre l’accueil dans la langue d’origine et l’acquisition du français dans l’espace autoformation. « Il y a un seuil entre les deux qui est difficile à franchir pour un certain nombre d’usagers car cela nécessite d’être déjà autonome dans la langue, note Hélène Deleuze. Il faudrait un accompagnement qui facilite ce passage. » < V. H.

La Queens Library de New York, carrefour du monde

 

Dans le Queens où près de la moitié des habitants sont nés à l’étranger, la bibliothèque publique a mis en place un imposant dispositif de services en direction des populations immigrées. C’est l’un des plus remarquables au monde par son ampleur, sa diversité, le nombre d’usagers et par son inscription au cœur des missions de l’établissement.

 

Photo QUEENS LIBRARY

Avec 46,6 % de ses 2,2 millions d’habitants nés à l’étranger, Queens, l’une des quatre unités administratives de l’Etat de New York, détient un record qu’elle assume parfaitement : celui de comté des Etats-Unis présentant la plus grande diversité ethnique ! Sur ce vaste territoire (qui est aussi l’un des cinq arrondissements de la ville de New York), 190 pays sont représentés, on peut y entendre 160 langues différentes et 56 % des habitants pratiquent chez eux un idiome autre que l’anglais. Une particularité que la collectivité locale a très tôt prise en compte. Dès 1977, la bibliothèque publique de Queens crée un service, le New Americans Program (NAP), géré aujourd’hui par une équipe de sept bibliothécaires parlant au moins une langue étrangère, chargée d’élaborer pour les nouveaux arrivants et les populations issues de l’immigration des collections et des services dont bénéficie l’ensemble du réseau (constitué d’une bibliothèque centrale et de 61 annexes).

 

 

Trois mille étudiants par an dans les cours d’anglais pour non-anglophones.

L’un des principaux objectifs du NAP est d’aider les nouveaux arrivants à maîtriser la langue et à s’intégrer dans le pays d’accueil. Le programme des cours d’anglais pour étrangers de Queens, proposé dans 25 bibliothèques et suivi par plus de 3 000 étudiants par an, est le plus important du pays au sein d’un réseau de lecture publique. Les élèves peuvent compléter leur formation dans les sept centres d’apprentissage pour adultes qui offrent des services tels que des ressources sur Internet ou des ateliers de conversation. La bibliothèque a également mis en place des cours spécifiques comme ceux où parents et enfants viennent ensemble suivre les enseignements centrés sur la connaissance du système éducatif américain, les devoirs scolaires, etc.

 

Mais l’intention de la bibliothèque est aussi de pouvoir servir ces usagers dans leur propre langue, sans attendre qu’ils aient acquis la maîtrise de l’anglais. De nombreux services ont été mis en place dans ce sens, en particulier des ateliers conduits par des juristes, des enseignants, des travailleurs sociaux, capables d’intervenir dans une langue étrangère (russe, bengali, coréen, etc.) et qui abordent des sujets concrets ayant trait à l’éducation, à l’emploi et à la santé. Exemples de ces ateliers parmi les plus populaires : « démarrez votre entreprise en ligne à la maison » en mandarin, et « tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la légalisation de votre statut » en espagnol. La bibliothèque propose également, en collaboration avec deux hôpitaux publics, des ateliers au cours desquels des professionnels de la santé abordent des thèmes comme le diabète, l’alimentation, la prévention du cancer. Elle a par ailleurs élaboré un guide des organismes proposant gratuitement ou pour une somme modique, dans une cinquantaine de langues, des services ou des cours, allant des conseils juridiques ou médicaux aux activités sportives.

 

 

S’intégrer sans oublier ses racines.

Si la bibliothèque déploie d’importants moyens pour favoriser l’assimilation des immigrants, elle est tout aussi attentive à valoriser les cultures des pays d’origine à travers un important programme culturel : musique, danse, ateliers, rencontres avec des écrivains. En avril, à l’occasion de la « Immigrant Heritage Week », les usagers pouvaient par exemple s’initier au chinois, participer à un atelier sur l’acquisition de la nationalité américaine, assister à un récital consacré à la musique classique russe, ou rencontrer trois auteurs, l’Ethiopienne Maaza Mengiste, la Chinoise Ruiyan Xu et l’Indien Tejas Desai. «La bibliothèque envoie un message essentiel : les habitants issus de l’immigration sont des clients à part entière qui ont la même importance que les autres », soulignait Fred J. Gitner, coordinateur du programme pour les nouveaux Américains et des services spécifiques à la bibliothèque de Queens, lors de sa présentation en novembre dernier à la Bibliothèque publique d’information à Paris. Ces activités affichent aussi clairement l’ambition de permettre la rencontre entre Américains et nouveaux arrivants. La célébration des différentes fêtes religieuses constitue à ce titre un événement fédérateur privilégié. Le festival du nouvel an chinois est d’ailleurs depuis plusieurs années le programme qui, parmi toutes les animations organisées par le réseau des bibliothèques, rencontre le plus vif succès, rassemblant à chaque édition plusieurs centaines de personnes.

 

Les collections reflètent elles aussi cette double logique : les immigrants y trouvent à la fois des documents d’aide à l’apprentissage de l’anglais et des collections d’ouvrages (surtout des romans populaires et des livres pratiques), de disques et de DVD en provenance de différents pays. Le NAP a constitué de grandes collections dans une vingtaine de langues principales tandis que la bibliothèque centrale propose des fonds dans une quarantaine d’idiomes, qui tournent dans les antennes locales. «Beaucoup d’immigrants viennent de pays qui n’ont pas une tradition de lecture publique. En leur proposant des documents dans leur langue ou parlant de leur culture, nous créons un environnement accueillant », précise Fred J. Gitner. La bibliothèque a bien sûr fait en sorte de rendre l’essentiel de ses informations accessible au plus grand nombre : le site Internet de la bibliothèque donne des informations générales en huit langues ainsi qu’une sélection de sites Internet en onze langues, dont l’arabe, le polonais, le russe, le coréen. Les données bibliographiques sont également disponibles dans les langues vernaculaires.

 

 

Partenariat et communication : des ingrédients indispensables.

Parmi les facteurs de sa réussite, la bibliothèque de Queens met en avant les partenariats, absolument indispensables, avec les différents organismes intervenant auprès des personnes immigrées. Ils permettent notamment d’identifier les besoins particuliers d’une communauté et de relayer l’information sur les actions de la bibliothèque. Mais la coopération joue aussi à l’intérieur du réseau de lecture publique : quand un bibliothécaire des services spécifiques va présenter les ressources de la bibliothèque dans des centres pour seniors, qui desservent d’importantes communautés immigrées, en particulier chinoises et coréennes, il est accompagné par un membre de l’équipe du NAP qui traduit les informations.

 

L’autre outil indispensable est la communication. La bibliothèque déploie d’importants efforts pour informer son public partout où il se trouve : grandes campagnes publicitaires, distribution de tracts bilingues annonçant les animations auprès des journaux de la communauté ciblée, des commerçants locaux, des associations. La communication « humaine » est une partie importante du dispositif : la bibliothèque s’efforce de recruter à tous les niveaux de qualification des collaborateurs eux-mêmes issus de l’immigration, qui offrent un visage familier aux nouveaux arrivants et servent « d’ambassadeurs » de la bibliothèque dans leur communauté. L’équipe du NAP s’appuie aussi sur une analyse régulière de données statistiques précises pour connaître de manière approfondie la composition démographique du comté et suivre ses évolutions pour s’y adapter.

Avec le NAP, la bibliothèque publique de Queens a créé l’un des plus remarquables dispositifs du monde à destination des immigrés, par son ampleur, sa diversité et parce que, loin d’en faire un service à part, elle l’a placé au cœur même de ses missions. C’est notamment grâce à lui que la fréquentation et l’utilisation de la bibliothèque sont en hausse constante, faisant du réseau de lecture publique de Queens le plus important des Etats-Unis par le nombre de prêts annuels. < V. H.

"N’exclure personne, c’est déjà reconnaître l’autre en tant que citoyen"

 

Serge Paugam, directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS, auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la pauvreté et la précarité, est allé travailler avec son équipe à la BPI. Il en est revenu avec la conviction que la bibliothèque permet l’apprentissage de la citoyenneté.

 

 

 

Serge Paugam et Camila Giorgetti, Des pauvres à la bibliothèque. Enquête au Centre Pompidou, Puf, coll. « Le lien social ». Voir aussi LH 948 du 5.4.2013, p. 18.

Le passeur

 

La lecture publique a beaucoup compté dans le parcours de Mohamed Bouali. Aujourd’hui directeur de médiathèque, il veut offrir aux autres ce qu’il aurait aimé trouver lorsqu’il était jeune : l’accès à la citoyenneté, l’épanouissement, l’ouverture d’esprit.

 

La bibliothèque a un rôle énorme dans la société d’aujourd’hui. Quel autre lieu offre mieux qu’elle l’accès à la citoyenneté, la possibilité de débattre ? Il est indispensable qu’elle rejoigne les préoccupations des gens, qu’elle leur serve d’outil pour cheminer vers le travail, pour maîtriser le numérique… » Mohamed Bouali, 47 ans et père de quatre enfants, dirige avec un enthousiasme contagieux la médiathèque de L’Ile-Saint-Denis, projet phare de la ville qui va ouvrir ses portes à la fin de l’année (1). « Je veux aller le plus loin possible dans cette future médiathèque-école des arts. Tout est encore à inventer autour du livre, de la musique, de la danse, des questions citoyennes… Nous allons appeler le public à en débattre avec nous. »

Rien n’est jamais figé pour Mohamed Bouali, né dans un bidonville de Chelles où ses parents algériens s’étaient réfugiés dans les années 1970. Déjà, à cette époque, il fallait s’adapter, inventer. « Lorsque nos parents ont quitté le bidonville pour la cité des 3000 d’Aulnay, j’avais six ans et je me souviens de mes pleurs devant les murs de béton. Au moins dans le bidonville, nous étions en famille, avec les cousins, les amis, c’était l’entraide, la chaleur. » Attiré par les livres et la littérature - son père lisait, décortiquait la presse, parlait en français à la maison -, il découvre la bibliothèque d’Aulnay, grâce aux médiateurs qui viennent lire des histoires au pied des tours. « On avait un peu peur de rentrer dans la bibliothèque : je me souviens d’une femme à lunettes assise derrière la banque de prêt qui nous chassait à la moindre bêtise. Mais petit à petit, je me suis familiarisé et même j’ai senti ce lieu comme un cocon où je pouvais échanger avec les “Blancs?, les Jean-Paul et les François… C’étaient des camarades d’école avec qui je ne parlais qu’à la bibliothèque. »

Mais le contexte difficile - sa mère tombe gravement malade à son adolescence - l’éloigne du « cocon » des livres. « J’avais beau être un bon élève, à la fin du collège on m’a balancé une brochure Onisep et j’ai commencé, sans le choisir vraiment, un BEP de mécanique. Très vite, je me suis demandé ce que je faisais là et j’ai bifurqué vers la comptabilité… mais ce n’était pas mieux… » A 18 ans, le jeune homme décide de reprendre des études dans une école privée catholique qui lui permet de travailler parallèlement en tant que surveillant et documentaliste. Puis c’est l’université Paris-8 et une maîtrise d’histoire, avec comme sujet de mémoire « les femmes maghrébines ».

 

 

Ouverture vers les autres.

Il devient ensuite animateur, puis directeur de centre de loisirs. « Un jour je lis une annonce dans le journal de Saint-Denis : on cherchait un bibliothécaire jeunesse qui ait le goût de la lecture. J’ai candidaté et fait la rencontre déterminante de la directrice, Madeleine Deloule, qui a tout fait pour m’engager, ce qui n’était pas évident car, du coup, j’étais surdiplômé pour ce poste de catégorie C ! » Cette fois, Mohamed a trouvé ce qu’il aspirait à être. Trois mois plus tard, il « ose » postuler pour le bibliobus et le dirige pendant sept ans. « Un vrai bonheur ! » Nommé ensuite directeur de la médiathèque Colette à Epinay, il met en place divers services : permanence pour l’emploi, aide aux devoirs, partenariat avec des assistantes maternelles, rendez-vous réguliers avec les lecteurs comme « L’actu en question » autour d’une revue de presse, etc.

 

« Mes parents m’ont inculqué une vraie ouverture vers les autres. Mon père était lettré, taciturne, persévérant. Il a gravi les échelons, passant de terrassier à contremaître sans jamais oublier d’où il venait ; ma mère bavarde, illettrée, toujours soignée et fière, notamment lorsqu’elle a réussi son permis de conduire… Elle m’a transmis le sens du beau, je n’ai jamais eu honte avec elle, c’était plutôt la colère qui m’emplissait lorsqu’elle était mal accueillie à un guichet… »

Aujourd’hui, Mohamed Bouali voudrait transmettre aux autres ce qu’il aurait souhaité qu’on lui donne, qu’on lui renvoie, lorsqu’il fréquentait la bibliothèque. « C’est notre vocation de donner aux jeunes des conditions de partage, la possibilité que chacun s’ouvre à d’autres cultures que la sienne. Ils doivent se sentir chez eux dans la bibliothèque. Les lieux ne nous appartiennent pas, nous ne sommes que des passeurs, nous ne restons pas. Eux, si. » <

(1) Voir LH 950, du 19.4.2013, p. 46.


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