Depuis L’album d’Adèle en 1986, vous avez écrit et dessiné une cinquantaine d’albums pour la jeunesse. Comment s’est construite votre carrière ?
L’album d’Adèle était un exemplaire unique que j’avais dessiné pour la naissance de ma fille et qui n’était pas destiné à devenir un livre. Geneviève Brisac l’a vu et a voulu le publier.
J’étais alors usé par mon boulot alimentaire de dessinateur de presse et j’avais totalement arrêté la peinture - je ne supportais pas l’idée de vendre un tableau à quelqu’un que je n’appréciais pas. J’ai vraiment aimé faire L’album d’Adèle et les livres se sont enchaînés naturellement.
Comment êtes-vous passé d’un Album d’Adèle sans texte aux histoires que vous écrivez aujourd’hui ?
C’est venu progressivement. L’album d’Adèle s’adresse aux bébés, je pensais logiquement qu’il ne devait pas y avoir de texte. Mais j’ai cédé à mon éditeur, qui me disait que les parents voulaient lire une histoire, quand je me suis rendu compte qu’un enfant qui ne sait pas lire remarque les pattes de mouche des mots sur la page. C’est tout le mystère et le génie de l’écriture : ne pas savoir lire donne envie de lire.
Le Nakakoué, Sur l’île des Zertes, L’avie d’Isée… pour ne citer que quelques titres : vous jouez beaucoup avec la langue française.
Les contes populaires, la mythologie, les rêves sont pleins de jeux de mots. J’ai beaucoup observé la façon dont ma fille et ses copains ont acquis le langage. Quand les enfants ont envie de dire un truc et qu’ils n’ont pas le mot pour cela, ils le fabriquent avec beaucoup d’intelligence. Pour ma part, je suis dyslexique, parfois j’entends mal, alors je comprends de travers. C’est ainsi que naissent les mots. La langue française est faite pour ça, elle est sans cesse réinventée, par la télévision, l’ordinateur, les textos, le rap.
Comment travaillez-vous ? Utilisez-vous l’ordinateur pour écrire et pour dessiner ?
J’écris mes textes sur l’ordinateur mais je dessine à la main - crayons et aquarelles -, toujours au format du livre parce que c’est la taille avec laquelle je suis à l’aise pour les personnages.
Combien de temps passez-vous sur chaque album ?
Au début, je fournissais deux livres par an. Mais je ne travaille plus aussi vite. En gros, je fais un album annuel et quelques trucs par-ci, par-là.
Vous avez aussi écrit trois fictions pour les adultes, publiées aux éditions de l’Olivier.
J’avais un méga blocage par rapport à l’écriture, que les livres pour enfants m’ont aidé à surmonter. J’écris aussi du théâtre pour les jeunes, et de courts textes qui finissent par composer un roman. Je fais ça pour échapper aux tâches urgentes mais ce travail annexe devient urgent. C’est un cercle vicieux et… ma névrose.
Vous restez fidèle à votre éditeur, L’Ecole des loisirs.
Mes cinq premiers albums sont parus chez Gallimard Jeunesse, où Geneviève Brisac était éditrice. Depuis 1990, L’Ecole des loisirs publie tous mes ouvrages. Nous avons un grand respect mutuel et ils m’ont toujours laissé tranquille. J’ai une façon particulière de travailler. J’amène un livre fini et mon éditeur, Arthur Hubschmid, n’intervient quasiment pas. C’est important parce que je travaille à l’aquarelle : changer un détail signifie qu’il faut tout refaire. Les rares fois où il m’a demandé "pourquoi tu fais ça ?", il avait raison.
A l’heure des nouvelles technologies, personne ne sait ce qui va se passer. L’Ecole des loisirs croit beaucoup dans la vie du papier, ce qui ne les empêche pas de prendre leurs marques sur le numérique. J’apprécie ça.
Au fil du temps, vous êtes devenu une vedette de la littérature enfantine. Quelles sont vos relations avec vos lecteurs ?
Je lis rarement les articles à mon sujet et je ne mesure pas vraiment ma notoriété. Mais l’an dernier, à Nantes, nous avons frôlé l’émeute parce que je n’arrivais pas à finir ma dédicace tellement il y avait de monde. Les enfants sont un public particulier. Ils écrivent à l’auteur - par la poste - et sont parfois bouleversants. A quatre ou cinq ans, ils parlent des personnages du livre comme s’ils existaient. Pétronille a une couronne avec le nom de ses cent vingt petits : un père m’a raconté qu’il n’avait pas le droit d’oublier un seul prénom. C’est encore pire quand l’enfant trouve le sien dans la liste. Les parents sont obligés de lire l’album pendant des mois.
Parfois, je vois arriver une belle jeune femme qui me dit : "J’adore vos livres, vous avez bercé toute mon enfance." C’est terrible parce que je mesure alors le temps qui s’est écoulé. Toutefois, l’expérience a aussi un côté enivrant pour un auteur, qui n’imagine pas toujours ce qu’il représente pour les lecteurs.
Où les rencontrez-vous ?
Je participe moins aux salons et festivals qu’autrefois, parce que c’est fatigant. Mais je vais dans les librairies. L’époque est difficile pour les libraires en ce moment, il faut les soutenir. J’ai aussi besoin des rencontres avec les enfants, de les voir et de dialoguer avec eux. Cela nourrit un auteur. Les enfants, c’est quand même mieux que la maison de retraite.
Quelle place a eu la lecture dans votre enfance ?
Je suis né en 1948, je possédais un peu plus de livres que les autres parce que ma mère était enseignante. Mais j’étais un rêveur et je n’avais pas besoin de grand-chose. Par contre, à l’âge de 16 ou 17 ans, quand le Livre de poche est arrivé, j’ai dévoré comme un malade. Tout ce que je ne dépensais pas en tubes de peinture passait dans les livres. Aujourd’hui encore, je peux aller n’importe où avec un livre.
Que lisez-vous ?
Quand j’ai beaucoup de travail, je lis ou relis du polar ou de la science-fiction des années 1950 à 1980. Comme Marée stellaire de David Brin, une histoire d’hommes qui établissent des rapports d’intelligence avec des chimpanzés et des dauphins, à la fois drôle et très inventive. Je relis aussi les polars des Suédois Maj Sjöwall et Per Wahlöö, les aventures de Napoléon Bonaparte dans le bush d’Arthur Upfield, et j’ai découvert Michael Connelly (il y a un côté mythique dans Les égouts de Los Angeles), Arnaldur Indridason. J’apprécie aussi les contes, les récits ethnographiques.
J’achète mes livres chez les libraires indépendants : comme j’habite la campagne, je fais des provisions. Et j’utilise la liseuse pour les classiques comme Bouvard et Pécuchet, que j’ai relu récemment.
Souffrez-vous du manque de médiatisation de la littérature pour la jeunesse ?
Non, c’est plutôt confortable. Personne ne nous embête et nous échappons aux critiques, avec lesquelles je suis rarement d’accord. Ce qui me plaît, c’est quand je rencontre un parent qui me dit : "Je n’aimais pas vos livres et ma fille me les a fait aimer." A défaut des médias, nous bénéficions d’un réseau de bibliothèques extraordinaires, de librairies spécialisées, d’écoles maternelles qui font que les enfants ont mes livres entre les mains.
Le Muz, que vous avez fondé avec Olivier Douzou et Aline Hébert-Matray, est aussi une initiative hors du monde médiatique.
Le site est conçu comme un musée en ligne accessible à tout le monde et de partout, où sont exposées des œuvres d’enfants - dessin, peinture, sculpture, poésie, vidéo -, choisies non pas parce que les enfants les ont réalisées mais parce que le jury les a trouvées intéressantes. Ce musée a aussi ses collections particulières autour des travaux des écoles Freinet et Tortel, ou ceux du psychologue René Baldy sur les bonhommes dessinés par les enfants. Mais le site a besoin d’évoluer et nous lançons en juin une campagne de crowdfounding dans ce but.