Enfin, après les vacances, la rentrée, reprendre le chemin de la librairie la démarche souple, retrouver les clients qu’on aime, bonjour ! vous allez bien ? je pensais avoir tout oublié, perdu mes marques, il suffit d’un pas dans la place et tout revient, les mines reposées et l’activité frénétique, peu à peu, tous les parisiens ne sont pas encore rentrés, atterrir et s’envoler à nouveau dans les mots. Par les mots, et avec les clients – il faudrait un autre mot : lecteurs, et trouver une autre fonction que « passeur » : on pourrait dire qu’on les croise au hasard de leur vie, leurs parcours dans la ville, ou qu’ils ont pris un rendez-vous avec nous dont nous ignorons l’heure – retrouver, en se souvenant du soleil, les pieds dans la pluie, le plaisir de rentrer un peu dans leur tête, leurs goûts, et parler, parler avec eux. De L’Amant des morts de Mathieu Riboulet (Verdier), un grand texte, sombre et dense en 90 pages, dont certaines qui nous scotchent, nous arrêtent, et nous font demander quels chemins détournés ont pris dans le regard et la pensée de l’auteur (et le nôtre) ces phrases puissantes, évidentes, pour nous retourner comme une crêpe : « Restait le fils, reste toujours le fils, ainsi, béant, aux frêles épaules sommées de soulever le monde, sans pensée pour grandir, jeté sur la terre pour le rachat des fautes commises par les deux autres tiers de cette trinité désarticulée par essence, l’unique chemin où engager son corps sans savoir où il mène, sinon à la perte . » De L’Excuse de Julie Wolkenstein (P.O.L.), un roman lumineux sur la mémoire et l’écriture, une femme imprégnée du Portrait de … par Henry James, postmoderne et simple, limpide comme une fin de journée en terrasse, un verre glacé en main, la peau collée de sel, les jointures blanches, le visage en feu : « une fois dépassées les premières retombées d’écume à l’endroit précis où les vagues commencent à se former, je n’ai plus pied (…) alors je bascule vers l’arrière, et mes oreilles se gorgent d’eau, mon chignon se défait en algues clairsemées (…) je dérive doucement – c’est là, grâce aux remous dans mes oreilles, que je me souviens . » De L’île aux musées de Cécile Wajsbrot (Denoël), où deux couples se croisent, s’entrecroisent à Paris et à Berlin, ils font une pause, s’interrogent sur l’amour, l’art, le temps, eux aussi, sous le regard et dans les voix des statues, présence éternelle devant l’Histoire, les histoires : « tandis que l’œuvre passait inaperçue lorsque la gare prestigieuse était intacte (…) aujourd’hui où il ne reste rien, ni rails ni trains ni voyage (…) ce sont le jour et la nuit qui montent la garde . » De Contre-jour de Thomas Pynchon (Seuil) où se dessine peu à peu la naissance du XXè siècle, dans le ciel où plane la CCC, Confrérie des Casse-Cou, hardie équipe à bord de son aéronef, et sur terre où dans les explosions de poudre, de dynamite, dans les premiers éclairs de l’électricité apparaissent les familles Traverse, attachante, émouvante, et Vibe, inquiétante. Les seconds rôles se faufilent, la cartographie se déploie, les trames surgissent de l’éther, de l’ombre et de la lumière, et le réseau de liens enveloppe le monde où se cache toujours un complot et des histoires de famille : le père enchaîne le fils, le vilain financier un détective, quelques photos et l’errance un continent, toute une vie. « Où est la main compatissante / Où est le visage aimable / Où dans cet insouciant massacre / Trouvons-nous l’endroit promis ? » Je ne l’ai pas encore terminé, mais je crois bien que c’est dedans, dans nos mains, je vous dirai quand je l’aurai fini, le livre.