Plongé dès l'enfance dans l'univers du 7e art, qui a déterminé sa vocation de dessinateur de bande dessinée, Blutch bâtit son propre casting : Burt Lancaster et Michel Piccoli, Claudia Cardinale et Susan Travers, Alain Cuny et Orson Welles, William Holden, Robert Ryan ou Catherine Deneuve. Côté réalisateurs : Jean-Luc Godard et Luchino Visconti. Il y a de l'exercice d'admiration dans Pour en finir avec le cinéma. De l'irritation aussi même si, en dépit des promesses de son titre, il ne s'agit ni d'un pamphlet, ni d'un règlement de comptes à la Régine Pernoud (Pour en finir avec le Moyen Age, Seuil, 1977), mais d'une forme de rêverie.
Argumentant graphiquement plus encore que rhétoriquement, le dessinateur compose un essai singulier dans lequel se mêlent émotions, expériences et prises de position. Il jette sur le papier une manière de film de cinéma "qui ne raconterait pas une histoire, qui n'aurait ni commencement ni fin : un déroulement d'images se suffisant à elles-mêmes comme ces bouleversantes combinaisons de figures que le hasard assemble quelquefois, sans préavis ni justification, sur notre route", selon la formule du fulgurant poète André Hardellet, qu'il a placée, telle une déclaration d'intention, en exergue de l'album.
Au côté de jeunes femmes vives et spontanées, Blutch s'y campe lui-même en cinéphile vieillissant, puisant dans ses souvenirs de salles obscures la matière de saillies parfois un peu pathétiques, et d'aigreurs entretenues sans modération. Le voilà s'abîmant dans la contemplation d'un Godard à la pêche au Graal cinématographique dans une Suisse dévastée ; ou, après avoir cité Verlaine ("Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant d'une femme inconnue, et que j'aime et qui m'aime, et qui n'est chaque fois, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre..."), cherchant à cerner la figure protéiforme de l'acteur à travers la trajectoire de Burt Lancaster.
Procédant par associations d'images et d'idées, il relie l'Olympia de Manet à la fameuse scène Bardot-Piccoli dans Le mépris ("Tu les aimes mes genoux, aussi ?...."), glisse de Bardot à Marilyn Monroe, puis Anita Ekberg, Rita Hayworth ou Ava Gardner. Il rejoint King Kong et d'autres singes de cinéma en passant par Tarzan.
Il s'agit pourtant moins de collectionner les vedettes que d'évaluer leur empreinte, de mesurer l'engloutissement des jours et des années dans les allers et retours entre fantasmes et réalités en mouvement. Blutch propose, au-delà du cinéma, une méditation onirique sur le pouvoir des images et la fuite du temps. Et signe, depuis Vitesse moderne (Dupuis, 2002), son album le plus puissant.