C'est Antoine Gallimard qui a eu l'idée de créer, au sein de « Quarto », sa collection de semi-poches chic, une série « Voix contemporaines », et de l'inaugurer avec Christian Bobin. Le concept est à peu près le même que celui des autres volumes, à la nuance près que l'auteur invité organise lui-même son espace comme il le souhaite, choisit les textes qu'il veut y reprendre, et y ajoute une partie inédite, en ouverture, illustrée, censée retracer son parcours. Dans le cas de Bobin, la biographie a été évacuée de façon succincte : né en 1951 au Creusot, il y a toujours vécu, hormis une excursion à Autun où il fut bibliothécaire municipal, et des années passées à Saint-Firmin, dans une maison en forêt, abandonnée en 2020 pour un appartement en ville. Pour le reste, ce sont ses livres qui jalonnent son existence, depuis Lettre pourpre, son tout premier, confidentiel, paru en 1977, tiré à 130 exemplaires. De Lettre pourpre de jadis au Muguet rouge aujourd'hui, il n'y a pas de hasard. En ce qui concerne ses débuts, un petit miracle s'est produit : à la fin des années 1970, Bobin avait achevé un récit qu'il hésitait à envoyer à un éditeur, et en avait donné une copie à une collègue amie de la bibliothèque d'Autun. Elle l'avait conservé, et oublié. Jusqu'à ce que, récemment, déménageant, elle retrouve le texte et l'adresse à son auteur. Lequel l'a relu, comme les autres ouvrages qui composent son volume, sans rien y changer (par peur de le « dénaturer », explique-t-il), et le publie en ouverture. C'est un récit curieux, à l'écriture bien différente de l'actuel Bobin, plus figurative, moins abstraite. L'histoire d'une femme mariée, mère d'une fille, qui tombe folle amoureuse d'un auteur de contes pour enfants, qui lui écrit de longues lettres enflammées, mais la maintient en dehors de sa vie. Il finira par la quitter pour une autre. Et elle, s'étant ouvert les veines, raconte leur relation comme une adresse à l'infidèle, tandis que sa vie s'écoule goutte à goutte.

L'autre partie inédite, en guise d'introduction, est une espèce de musée imaginaire où voisinent les lieux bobiniens, quelques références à ses chers disparus, et surtout un Who's Who de tous les artistes, illustres ou méconnus, qui le hantent, l'habitent, le nourrissent : de Dostoïevski à Adolphine Henriette Vogel, en passant par Nerval, Glenn Gould, les Mandelstam, Novalis, Soulages, Camille Claudel, Kafka et sa dernière compagne Dora Diamant, qu'il salue particulièrement (et sur qui s'ouvre Le muguet rouge) etc. Musiciens, écrivains, peintres, dont pas mal de maudits. Comme Alexandre Grothendieck, mathématicien de génie, écrivain halluciné, insoumis, mort en 2014 après une vie hors du commun.

Le muguet rouge, qui s'inscrit dans ces Différentes régions du ciel, titre générique par Christian Bobin pour toute son œuvre, est un recueil bobinissime, aussi bref que dense, grave et totalement habité par la mort. Celle des proches, mère, père, frère, et ceux de son panthéon, les mêmes. « Un livre de visions », confie l'auteur. Un livre de colère, aussi, face à une époque qui la mérite amplement : « Cimetières et librairies sont les derniers endroits civilisés », écrit le poète. On préfère le retrouver dans les secondes.