Avant-Critique Essai

Retiens la nuit. « Personne ne dort. » La première phrase donne le ton. Elle pose la réflexion sur un angle bien précis : on ne nous apprend pas à dormir. Bien au contraire, désormais, le monde des écrans voudrait nous tenir éveillés sans cesse. Mais c'est impossible, dangereux et stupide nous dit Chloé Thomas. « On ne peut pas éternellement ne pas dormir de même qu'on ne peut pas éternellement ne pas mourir. » Ce n'est pas un hasard si le père de Morphée (le rêve) est Hypnos (le sommeil) et son oncle Thanatos (la mort). Par petites touches, dans cet entre-deux où se faufilent la philosophie, la psychanalyse, la littérature, le cinéma et les arts, elle tisse sa réflexion comme un patchwork d'images saisissantes qui parlent immédiatement aux insomniaques et aux autres.

Enseignante à l'université d'Angers, traductrice entre autres de Mark Twain ou Virginia Woolf, Chloé Thomas se promène avec élégance dans ces savoirs divers qu'elle déploie d'une écriture délicate. Elle rappelle le « sommeil biphasé » de nos ancêtres avant la révolution industrielle, avec une nuit scindée en deux, avec un réveil vers minuit, que Roger Ekirch de l'université Virginia Tech aux États-Unis a mis en évidence dans La grande transformation du sommeil (Amsterdam, 2021). On peut alors considérer que les anciens rêvaient et cauchemardaient deux fois plus que nous... Elle évoque aussi l'expérience du spéléologue Michel Siffre au début des années 1960 dans le gouffre de Scarasson, dans les Alpes italiennes, qui a démontré que nous avions les vingt-quatre heures inscrites dans le corps. En fait, « nous n'avons jamais su dormir », pas suffisamment et rarement au bon moment. Le sommeil nous montre que « nous ne sommes pas faits, pas tout à fait, pour ce monde-ci ». Il nous angoisse et nous devons pour cela apprendre à dormir à nos enfants.

Pour s'en convaincre, il suffit de regarder la vaste bibliographie consacrée à l'insomnie. Ceux qui dorment peu ou le font croire sont considérés comme des créatifs, des entrepreneurs, des chefs audacieux, alors que les roupilleurs comme Oblomov ou Alexandre le Bienheureux sont identifiés à des paresseux. « On comprendra rarement l'hypersomniaque ; on l'invitera à consulter. » C'est pour cette raison que l'acédie des moines fatigués fut combattue par les théologiens médiévaux, tout comme l'ataraxie, la flemme des épicuriens, qui donna le nom à un somnifère.

Dans Parce que la nuit, Chloé Thomas nous entretient des Nuits de la pleine lune de Rohmer avec Pascale Ogier, des sublimes oreillers dessinés par Dürer, d'un roman oublié de Jacques Sternberg sur la disparition du sommeil, d'une nouvelle de Paul Gadenne, du dramatique incendie de la boîte de nuit du 5-7 en 1970 ou des Noctuelles de Ravel. Elle livre aussi une analyse de la Belle au bois dormant qui « cherche refuge dans le sommeil pour fuir le sexe, la maternité, la vie ». On aurait tort pourtant d'apprécier l'obscurité comme un refuge. « La nuit n'est pas un repos. » D'autant que, comme le chantait Alain Bashung, on y ment effrontément...

Chloé Thomas
Parce que la nuit
Rivages
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 18 € ; 144 p.
ISBN: 9782743657178

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