Pékin

Chine, le grand écart

Pékin, silhouettes de gratte-ciel. - Photo Eric Lafforgue/Rapho-Gamma

Chine, le grand écart

Particulièrement nombreux à la Foire internationale du livre de Pékin, qui s’est tenue du 28 août au 2 septembre, les éditeurs français bénéficient de la montée en gamme et de la diversification de l’édition chinoise, portée par une nouvelle génération d’éditeurs. Mais cette dernière reste très profondément handicapée par l’inefficacité de la distribution et la persistance du contrôle étatique.

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Par Fabrice Piault,
Créé le 01.11.2013 à 10h33 ,
Mis à jour le 09.04.2014 à 17h41

Ils sont plus de 30, et ils sont heureux. « En Europe, on est écrasé par une chape de discours pessimiste, relève François Pernot, patron du pôle image de Média-Participations. Ici, c’est le contraire, on rencontre des gens qui vous reboostent. » Sur le stand toujours suractif du Bureau international de l’édition française (Bief), à la 20e Foire internationale du livre de Pékin, du 28 août au 2 septembre, de Larousse, Flammarion et Marabout à Hatier, Dunod ou Pedone, les éditeurs et agents de l’édition hexagonale n’ont jamais été aussi nombreux depuis 2005, année où la France était l’invitée d’honneur de la manifestation. Il est vrai que les cessions de droits français en Chine connaissent depuis plusieurs années une progression exponentielle (voir graphiques page suivante).

«La première fois, nos interlocuteurs restent un peu distants ; la seconde, ils sont très chaleureux.» Pierre-Jean Furet, Hachette Pratique- Photo O. DION

Venue pour la première fois, alors qu’elle vend des droits en Chine depuis sept ans, Anne Desramé (Fleurus) est bien décidée à « revenir régulièrement ». « Le bilan est très positif, se réjouit-elle. Les contrats ne sont pas mirobolants, mais c’est une collaboration rigoureuse et efficace, et je n’ai jamais eu de défaut de paiement. »

 

 

 

 

 

 

44 contrats

Chez Gallimard, qui a commencé à travailler avec la Chine dès 1992, quand celle-ci a signé les conventions internationales protégeant le droit d’auteur, la directrice des droits Anne-Solange Noble a signé 44 contrats de cessions en 2012, contre 34 l’année précédente. Pour Gallimard Jeunesse, le succès des 93 « Premières découvertes » vendus à Jieli se prolonge par une diversification vers des outils pédagogiques, tandis que sont aussi cédées les collections « Chouettes pensées » (26 titres, Guangxi Science & Technology) et « Mon histoire » (15 titres, Shanghai 99), se félicite la directrice des droits, Anne Bouteloup.

 

«Le livre est un métier culturel et un métier d’image, qui contribue à la vie de la cité ; il est normal qu’il soit financé par d’autres activités.» Yin Changlong, Shenzhen Publication & Distribution Group- Photo F. PIAULT/LH

Chez Média-Participations, qui voit notamment sa collaboration avec SDX autour du dessinateur Lu Kunwu (Une vie chinoise) s’enrichir par des achats de droits croisés, la directrice des droits Sophie Castille se réjouit d’une tendance à « des collaborations plus durables » avec ses interlocuteurs chinois. « Il y a dans le dessin et l’animation une effervescence qui n’existait pas il y a dix ans. Une nouvelle génération, qui parle anglais et qui est capable d’influencer les choix des entreprises où elle travaille, se révèle plus ouverte au romangraphique, avec des goûts plus proches de nos standards que ceux des Japonais. Grâce à Internet, ils connaissent, s’intéressent et aiment la BD européenne, estime-t-elle. Tout cela est le résultat d’un travail de dix ans, ajoute Sophie Castille. Mais cela vaut le coup d’investir dans la durée : il est bon de le rappeler à tout le monde. »« Sur ce marché-là, la relation interpersonnelle est essentielle, renchérit le directeur éditorial d’Hachette Pratique, Pierre-Jean Furet. La première fois, nos interlocuteurs restent un peu distants ; la seconde, ils sont très chaleureux. »

Beaucoup de monde sur le stand France du Bief.- Photo F. PIAULT/LH

 

Les efforts paient

Pour Nicolas Idier, attaché culturel chargé du livre à l’ambassade de France, « il est clair que les efforts des éditeurs français commencent à payer et, même si la demande jeunesse domine, on observe une ouverture pour les sciences humaines, et même pour la fiction contemporaine ». Il cite les succès l’an dernier de Mainstream de Frédéric Martel (100 000 exemplaires, à l’initiative du jeune atelier privé Yan Ziyue) et de Pourquoi lire ? de Charles Dantzig, « qui en est à sa troisième réimpression » (12 000 exemplaires, Guangxi Normal University Press).

 

« Cette année, la situation change beaucoup, constate l’agente Denise Lu (Divas International). Alors qu’avant les éditeurs chinois cherchaient surtout des livres pas chers pour répondre à la demande, plusieurs me demandent des ouvrages plus coûteux et de meilleure qualité. Cela correspond à la hausse du niveau de vie et des attentes d’une partie de la clientèle, et au besoin des éditeurs d’afficher des prix plus élevés pour contrer les gros discounts de la distribution. » Sa consœur Solène Demigneux (Dakai Agency) observe la même montée en gamme : « L’éventail de produits s’élargit, l’art de vivre explose, et on commence à traduire des livres de cuisine, ce qui était impossible auparavant. »« Le marché du vin décolle, et on ne nous demande plus seulement des basiques, mais aussi des titres plus compliqués », complète Pierre-Jean Furet chez Hachette Pratique.

Si les éditeurs chinois se dépensent sans compter pour diversifier leur activité et relever la qualité de leur production, leur moral reste toutefois mitigé depuis deux ans, la structure du marché leur permettant difficilement de tirer les fruits de leur professionnalisation croissante et de leur modernisation. La distribution reste le gros point noir face auquel tous, qu’ils relèvent des 581 maisons d’édition officielles ou des milliers d’ateliers privés (qui doivent acquérir des numéros ISBN auprès des éditeurs publics pour que leurs livres accèdent au marché), s’arrachent les cheveux. « Déjà il y a dix ans, j’avais proposé qu’on fasse appel à la poste et aux chemins de fer pour construire une distribution alternative ! », se souvient Liu Feng, directeur international et du développement du groupe Phoenix, et directeur éditorial de sa filiale Yilin Press. Comme tous les groupes publics, Phoenix maîtrise parfaitement sa distribution dans sa propre région, en l’occurrence le Jiangsu, mais sa diffusion sur le reste du territoire demeure problématique. « Nous allons développer un réseau à partir de notre bureau de Pékin », promet Liu Feng.

Thinkingdom, le principal atelier privé, s’efforce depuis plusieurs mois de bâtir un réseau national ouvert - c’est une nouveauté en Chine - à des diffusés extérieurs. Un autre gros atelier, Shanghai 99, qui dispose de sa propre équipe de diffusion pour Shanghai, le Jiangsu et le Guangxi, voudrait l’étendre à tout le territoire. « C’est la prochaine étape, mais c’est un investissement assez considérable », prévient Patrizia van Daalen, une éditrice de la maison. En attendant, et alors que de nombreuses librairies privées chinoises ont fermé depuis trois ans, prises en tenaille entre un prix du livre qui ne dépasse guère les 4 à 5 euros en moyenne, et la hausse sensible des loyers de centre-ville, les éditeurs sont confrontés à une alternative commerciale particulièrement déprimante. D’un côté, le réseau public honore les factures des éditeurs avec des délais considérables de six mois à un an, voire deux ans ou… pas du tout. De l’autre, les grandes librairies en ligne, Dang Dang, Amazon ou 360° paient généralement en moins de trois mois, mais en imposant des remises telles qu’elles réduisent les marges des éditeurs à néant.

 

 

 

 

Actifs immobiliers

Dans ce contexte, nombre d’éditeurs publics ont presque renoncé à rentabiliser leur activité éditoriale « Le métier du livre est un métier culturel et un métier d’image, qui contribue à la vie de la cité ; il est normal qu’il soit financé par d’autres activités », assume par exemple Yin Changlong, directeur général à Shenzhen, dans le sud du pays, du Shenzhen Publication & Distribution Group, qui s’appuie notamment sur ses actifs immobiliers pour financer l’édition. Cette approche pragmatique a pour corollaire de redoubler les difficultés des ateliers privés, confrontés pour les achats de droits à la concurrence « pas très équitable », déplore Patrizia van Daalen, de maisons publiques qui se financent hors du marché du livre. Dans le même temps, les ateliers ont aussi vu s’éloigner l’hypothèse d’un accès direct aux numéros ISBN « pour au moins dix ans », assure un éditeur chinois, qui constate aussi une pression plus importante de la censure (1).

 

Après avoir ouvert dans les années 2000 un espace aux ateliers privés pour qu’ils suppléent les carences de créativité d’une édition publique à bout de souffle et répondent aux attentes des nouvelles couches moyennes urbaines, le gouvernement chinois désormais mise tout sur ses grands groupes publics. Pour le consultant David Pechoux (DDP), « après y avoir fait entrer de l’air frais par les ateliers privés, il veut faire de ces champions internationaux le fer de lance de la promotion de la culture chinoise à l’étranger ». Un projet qui pourrait toutefois être difficile à mettre en œuvre si l’immobilisme persiste sur le marché intérieur. <

(1) Voir notamment « Chine : le petit bond en arrière », LH 920, du 7.9.2013, p. 14-17.

Le boom français en chiffres

Objectif bobos

 

A Guangzhou (Canton), la librairie-concept store Fang Suo témoigne par un aménagement et une offre haut de gamme des aspirations des nouvelles élites urbaines chinoises.

 

L’allée littérature de la librairie Fang Suo à Canton.- Photo F. PIAULT/LH

Sur 2 000 m2 au cœur de TaiKoo Hui, l’un des multiples et chicissimes centres commerciaux qui s’épanouissent au cœur de Guangzhou (Canton) comme dans toutes les grandes villes chinoises, la librairie-concept store Fang Suo (1) tranche avec l’aménagement fruste de la plupart des grandes librairies publiques chinoises. Choisis pour séduire les nouveaux « bobos » chinois, du bois, du métal, de la pierre allient modernité et tradition orientale. Une lumière tamisée se concentre sur la mise en valeur des 110 000 titres de l’assortiment (25 % d’étrangers, surtout taïwanais et hongkongais, et 10 000 titres en anglais), dont un grand nombre présentés en « facing » sur des tables et des présentoirs élégants.

«Mon objectif est moins de gagner de l’argent que de changer le destin des gens par les livres.» Mao Jihong, librairie Fang Suo, Canton- Photo F. PIAULT/LH

Surtout, les rayons livres (littérature, sciences humaines et sociales, jeunesse, langues, art, architecture et design, art de vivre…) et le « pavillon des magazines », qui occupent 700 m2, viennent s’enrouler harmonieusement autour d’une galerie d’exposition et d’un café. Ils sont prolongés par des rayons complémentaires de plantes, d’objets de décoration importés ou produits par de jeunes créateurs, et de vêtements conçus sous la marque Exception par le fondateur du lieu en novembre 2011, le designer et créateur de mode Mao Jihong.

« Mon objectif est moins de gagner de l’argent que de changer le destin des gens par les livres, et d’offrir une maison aux écrivains, explique le président de Fang Suo, 45 ans. Il s’est associé pour cela à Liao Meili, l’ancienne cadre dirigeante de la chaîne de librairies taïwanaise Eslite, et à Stanley Wong, graphiste et publicitaire hongkongais. C’est un projet culturel avant d’être commercial. Mais notre rentabilité est meilleure que certains l’imaginent. » Pour Mao Jihong, qui veut « faire partager [son] amour de la lecture », Guangzhou accusait depuis dix ans « un retard par rapport aux autres villes chinoises. C’était devenu une ville sans culture », déplore-t-il.

 

 

Cent salariés.

Du coup, la jeune et très professionnelle équipe de Fang Suo (100 salariés, dont 23 libraires), qui a reçu l’an dernier à Londres, au congrès mondial du commerce de détail, le prix du meilleur design pour un commerce culturel, reçoit au fil des mois des centaines d’écrivains, d’artistes et de créateurs, dont les Françaises Marie Nimier et Fadela Amara. « Les clients viennent de toute la ville, certains directement de l’aéroport, expliquent en chœur la nouvelle directrice opérationnelle du magasin, Chen Wenling, et son adjointe, Yip Sue. La librairie n’a pas été créée parce qu’il y avait des intellectuels, mais pour en susciter. »

 

Au total, la librairie affiche un chiffre d’affaires annuel de 50 millions de yuans (6,2 millions d’euros), dont 40 % avec le livre - « en dépit de son prix public très bas », rappelle Chen Wenling -, 40 % avec les vêtements et 20 % avec les autres produits et le café. Dès 2014, annonce Mao Jihong, Fang Suo ouvrira deux succursales plus grandes encore à Chengdu et à Chongching. <

(1) Référence à l’écrivain Xiao Tong (501-531), fils d’un empereur de la dynastie Liang (sud de la Chine), Fang Suo signifie littéralement : « Là où réside ton cœur. »


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