Renouvelée dans ses fonctions au ministère de la Culture, Aurélie Filippetti sera en pleine lumière médiatique ces 4 et 5 avril à Paris au Forum de Chaillot, intitulé "Avenir de la culture, avenir de l’Europe", qu’elle a initié. Une vingtaine de ministres européens de la Culture et deux commissaires ont confirmé leur présence à cette manifestation qui doit rassembler un millier de participants, artistes et professionnels de la culture. Simultanément, et également au palais de Chaillot dans une autre salle, le Centre national du livre (CNL) organise ses premières Rencontres des organismes européens du livre, qui réunissent 17 institutions nationales similaires. Réglementation européenne, promotion, diffusion, droit d’auteur, traduction, etc. : pour l’édition, la librairie, la bibliothèque, les discussions concrètes se tiendront là (et à la Société des gens de lettres le lendemain). Il s’agit de "constituer un embryon de réseau des institutions du livre, afin de porter des combats communs du côté du droit d’auteur, devant la Commission européenne", explique Vincent Monadé, président du CNL. La communication n’est partie qu’au début de cette semaine, car l’affaire s’est bouclée dans l’urgence : les rencontres étaient bien envisagées, mais en juin. L’organisation simultanée avec le forum, souhaitée par la ministre, doit conférer plus d’importance à l’ensemble.
La culture, c’est du sérieux.
Côté Forum de Chaillot, ce sera plutôt paillettes et fortes déclarations formatées pour les télévisions : le metteur en scène Peter Brook et le cinéaste Costa-Gavras lanceront un "appel des artistes". Les ministres tiendront conférence de presse commune. Des intellectuels sont mobilisés : Robert Darnton, historien et directeur de la bibliothèque d’Harvard ; Zeev Sternhell, également historien ; Bernard Lahire, sociologue de la culture. Il y aura aussi des tables rondes sur le droit d’auteur, la création en Europe, la régulation à l’ère numérique, le poids économique de la culture. Il s’agit de démontrer que le livre, le cinéma, la musique, le spectacle vivant, etc., c’est du sérieux en termes d’emplois et de richesses, à ne pas laisser passer sous le contrôle des multinationales de l’Internet, ou se dissoudre dans le piratage.
L’agenda politique commande cette effervescence. Les élections européennes ont lieu dans moins de deux mois, le 25 mai. "Il faut faire entrer la culture dans la campagne. Le projet européen, un peu grippé, en a besoin comme ciment entre les peuples, et la culture a aussi besoin d’Europe", explique-t-on au ministère. Ensuite s’ouvriront les tractations pour la composition de la nouvelle Commission européenne, renouvelée à l’automne. "Nous souhaitons lui proposer une feuille de route culturelle, enrichie de tous ces débats", précise-t-on au cabinet d’Aurélie Filippetti ; et, en la matière, il n’y a que la France pour s’en charger.
Des sujets arides.
"Nous manquons d’un vrai référent à la Commission, qui réfléchirait aux conséquences des politiques menées, qui serait informé et consulté sur les initiatives des autres directions", regrette Anne Bergman, directrice de la Fédération des éditeurs européens (FEE) à Bruxelles. Le choix du commissaire chargé de la culture est aussi un signe, selon qu’il s’agit d’une personnalité d’un grand pays, ou pas. Actuellement, c’est la Chypriote Androulla Vassiliou. Les relations ne sont pas simples entre Bruxelles et les professionnels : alors que la culture ne figurait pas au traité de Rome, ses acteurs demandent maintenant une implication plus grande de l’Union face aux bouleversements des nouvelles technologies. Mais ils se plaignent aussi de l’intervention de la Commission dans le dossier du droit d’auteur, craignent son initiative à propos du prêt numérique, regrettent sa rigidité au sujet de la TVA sur les ebooks, déplorent son immobilisme à propos de l’interopérabilité des formats. Des sujets techniques, arides, très européens donc, qu’il faut pouvoir expliquer depuis la terrasse du Trocadéro, avec sa vue sur la tour Eiffel, pour les rendre télégéniques et espérer en faire un débat public.
"Ce n’est pas gagné, mais il faut essayer de produire un effet médiatique, et favoriser l’émergence d’une coalition au sein des Etats membres qui ont la même vision que la France. Avec l’expansion des technologies numériques, le besoin d’une politique culturelle au niveau européen se fait encore plus sentir", martèle Jacques Toubon, délégué de la France pour la fiscalité des biens et services culturels, qui ouvrira les rencontres du CNL. Le contentieux sur la TVA du livre numérique suit son cours, de plus en plus tordu. La Cour européenne de justice instruit le dossier de la France et du Luxembourg, déférés par la Commission pour avoir enfreint la réglementation.
"Des mémorandums ont été échangés, mais aucune date d’audience n’est fixée. La position de la France sur la neutralité fiscale de produits identiques est solide. Celle de la Commission a évolué, et invoque maintenant la non-substituabilité du livre numérique au livre papier : ce ne serait pas le même marché", s’étonne Jacques Toubon, qui a au moins une certitude : "La Commission actuelle ne dira rien, faute de courage politique. Elle a pourtant commandé consultations et enquêtes, toutes secrètes. On doit donc maintenir une pression maximum sur la prochaine Commission."
Le nouveau gouvernement allemand a rejoint la France sur la fiscalité du livre numérique. Cela pourrait entraîner les autres pays. La procédure devant la Cour tomberait, il n’en resterait que beaucoup de temps perdu.
TVA et droit d’auteur.
D’autre part, au 1er janvier 2015, c’est le pays du consommateur qui percevra sa TVA sur les ebooks, et non plus celle du pays du revendeur. "La gestion des e-libraires se compliquera", avertit Françoise Dubruille, directrice de la Fédération européenne des librairies (EBF). Mais la concurrence fiscale entre Etats, qui profite au Luxembourg, disparaîtra. Le grand-duché ne sera pas tout de suite. "Pendant quatre ans, les autres Etats lui reverseront une partie de son manque à gagner", rappelle Jacques Toubon.
Le processus de révision de la directive Droit d’auteur de 2001 est un sujet de fâcherie encore plus intense avec la Commission. Kerstin Jorna, directrice de la Propriété intellectuelle à la DG Marché intérieur, qui a commencé à se plonger dans quelques-unes des 11 000 contributions déposées lors de la consultation, est rompue à la synthèse et au rapprochement des positions apparemment irréconciliables, à l’aide de présentations très matérielles du droit d’auteur et des contenus qu’il régule. Pour elle, "c’est comme la cuillère et la soupe : si on ne discute que de la cuillère, on n’arrive nulle part. Ce qui est intéressant, c’est quelle soupe on veut. Ce sera l’objectif du Livre blanc réalisé à partir des contributions." Michel Barnier, commissaire européen chargé de la DG Marché intérieur, sera à Chaillot pour déminer la position de la Commission. La France a répondu fermement à cette consultation, jugée biaisée et inutile, et conteste la révision qu’elle a bien l’intention de bloquer, dit-on au cabinet de la ministre de la Culture. Le SNE, la SGDL, l’EBF, la FEE ont répondu sur le même ton. "Certains voudraient que cette révision vise à élargir les exceptions au droit d’auteur, sur les contenus sous droit déposés par les utilisateurs sur des sites de publication comme YouTube, ou sur la fouille de données dans des contenus protégés, très importante pour Google notamment. On se demande pourquoi l’Union européenne voudrait donner à ces entreprises de tels avantages par rapport à celles qui investissent dans la création sur notre continent", s’emporte Anne Bergman.
Le prêt numérique est une autre très sérieuse inquiétude. Pour le moment, la directive de 2001 ne le prévoit pas. Les bibliothèques demandent une exception qui l’autoriserait. "Un tel droit de prêt rendrait inutile l’achat de livres. Les bibliothèques doivent préserver leur rôle,mais en respectant l’équilibre avec les librairies", insiste Anne Bergman. La voie contractuelle de la licence ouvre d’autres pistes. Il faut tester diverses solutions. Le droit d’auteur est assez flexible pour les permettre, plaide-t-elle, à l’exemple du projet PNB en France.
Les contributions des bibliothèques à la consultation sont d’un avis opposé. L’ADBU (association des bibliothèques universitaires) demande des exceptions et non des accords. Dans son manifeste sur "le droit de lire numérique", l’Eblida (bureau européen des bibliothécaires) trouve inacceptable que les éditeurs décident d’autoriser ou pas les bibliothèques à prêter des ebooks.
Contraindre Amazon et Apple.
"Nous avons rencontré la DG Entreprise pour lui suggérer de travailler sur la standardisation des livres électroniques, afin qu’on puisse les télécharger sur tous types d’appareils depuis des plateformes différentes. C’est très intéressant, nous a-t-il été répondu, mais il faut que l’initiative vienne d’une unité plus politique. Nous avons sollicité la DG Culture, qui n’a pas de réelle compétence en politique industrielle. La DG Connect nous écoute…", résume la directrice de la FEE à propos de ses démarches pour faire avancer la question de l’interopérabilité numérique. Il s’agit d’obliger Amazon et Apple à utiliser des fichiers ePub non bricolés, lisibles sur d’autres appareils que les leurs, et que ces appareils soient déverrouillés pour lire des ePub standards. "Nous avons alerté les associations de consommateurs, mais en vain : ils n’ont relevé aucune plainte parmi leurs adhérents", se désole Françoise Dubruille. La Fédération européenne des librairies a même fait réaliser une étude.
Le sujet, très technique, est aussi très important pour les autres revendeurs de livres numériques, exclus des parcs d’appareils sous marque Amazon et Apple. Il illustre ce qui est attendu de l’Europe, pas tant des subventions qu’un pouvoir régulateur : les entreprises des nouvelles technologies veulent des révisions pour faire sauter des réglementations, alors que les acteurs existants veulent colmater les failles commerciales et juridiques ouvertes par ces technologies. <
Qui fait quoi à Bruxelles
La direction générale (DG) Education et Culture devrait être l’interlocutrice naturelle des acteurs de la culture, et notamment des représentants du livre, mais elle a en fait peu de moyens et de pouvoirs. Sur les 134,3 milliards d’euros de crédits d’engagement de la Commission pour 2014, elle ne dispose que de 180,6 millions d’euros (- 4,8 % par rapport à 2013) pour son programme Europe créative. Dans le livre, son action la plus concrète concerne l’aide à la traduction (voir p. 17). L’éducation, dont le programme Erasmus, absorbe l’essentiel de ses crédits (1,55 milliard d’euros en 2014, + 8,8 %).
Sur le "cadre financier pluriannuel" 2014-2020, la ligne Europe créative disposera de 1,6 milliard d’euros (0,16 % du total), contre 386,9 milliards d’euros pour l’agriculture (40 %). La DG Education et Culture est cependant bien dotée en fonctionnaires (525, 1,6 % du total de la Commission) par rapport à l’agriculture (1 022 fonctionnaires) eu égard aux montantx respectifs des fonds gérés.
Le vrai pouvoir est réglementaire, à la DG Taxe et Union douanière (Taxud), qui gère le contentieux de la TVA sur le livre numérique, mais aussi à la DG Marché intérieur, chargée de la réglementation sur le droit d’auteur, et qui a ouvert le processus de révision auquel la France s’oppose farouchement.
La DG Connect intervient dans les dossiers techniques, et suit donc le livre numérique. Les éditeurs français ont aussi appris à connaître la DG Concurrence, avec soulagement en 2003-2004 quand elle a contenu l’appétit de Lagardère sur Editis, et avec inquiétude en 2011 quand ses inspecteurs ont mené un raid à la suite d’une plainte d’Amazon sur le marché numérique. <
Traductions : des aides sous-utilisées
Six éditeurs français seulement ont sollicité l’aide du programme européen "Traduction littéraire", dont la première tranche était bouclée début février. Au total, 251 dossiers ont été déposés à l’EACEA (Education, Audiovisual and Culture Executive Agency), qui sélectionne les dossiers éligibles et gère la distribution de ces subventions à la traduction. "La participation était moins élevée que les années précédentes, peut-être en raison du fait qu’il s’agit d’un premier appel dans le cadre du nouveau programme Europe créative", considère Jean Barth, responsable de projet. Il est mieux doté que les précédents programmes, en projetant de soutenir 5 500 traductions sur six ans. Il prévoit un effort particulier en faveur des "auteurs d’œuvres écrites dans des langues moins parlées vers les langues les plus parlées dans l’UE, dont fait partie la langue française". Les appels à candidature seront renouvelés chaque année jusqu’en 2020 pour les projets réalisables en deux ans. Pour les projets plus importants, étalés sur plusieurs années, le prochain appel est prévu en 2017. Lors du précédent programme, les subventions allaient de 2 000 à 60 000 euros par dossier. <
Entreprises : des traces de marché commun
La diversité culturelle est compliquée à gérer. Adossées à leur marché intérieur et à l’anglais, les multinationales américaines s’en arrangent mieux.
Ce qui caractérise le mieux la culture européenne, c’est sa diversité. C’est une richesse en raison de la profusion de créations qu’elle génère, et une faiblesse à cause de la dispersion qu’elle entraîne, et qui complique sa rentabilisation. Dans l’édition, les seuls groupes européens implantés dans les principaux bassins linguistiques de l’Union sont les spécialistes des STM (1) : la culture scientifique est commune, et l’anglais unifie le tout.
En littérature générale, la situation est plus complexe. "Les plus grands groupes d’édition sont européens, mais plusieurs d’entre eux sont aussi très implantés aux Etats-Unis", souligne Alain Kouck, P-DG d’Editis, filiale de l’espagnol Planeta. Paradoxalement, ils ne couvrent pas tous les principaux marchés européens. Implanté aux Etats-Unis, Hachette Livre est en Espagne, en France et au Royaume-Uni, mais va peu au-delà du Rhin. L’allemand Bertelsmann s’y est replié au contraire, en cédant ses clubs de livre, même s’il contrôle aussi Penguin Random House dans l’univers anglophone, comme Holtzbrinck y possède Macmillan, et comme Pearson se développe dans l’éducation. L’italien RCS a cédé presque toutes ses filiales d’édition européennes, dont Flammarion. La plus large implantation européenne d’un groupe d’édition fut sans doute celle de l’américain Reader’s Digest, aujourd’hui démantelé. Le spécialiste de la littérature sentimentale Harlequin, filiale du groupe canadien anglophone Torstar, est aujourd’hui la plus paneuropéenne des marques, présente dans 12 pays.
Une distribution éparpillée.
Dans la distribution, c’est aussi cloisonné. La Fnac est restée en zone francophone et dans le bassin méditerranéen. Les chaînes de librairies allemandes ou britanniques ne sortent pas de leur zone linguistique. Bol, le projet franco-allemand de distribution de livres sur Internet, n’a pas survécu à l’éclatement de la bulle en 2000, contrairement à Amazon, aujourd’hui très bien implanté en Europe, dont il maîtrise au mieux la fiscalité. Kobo, dans la distribution d’ebooks, seul concurrent disposant d’une implantation paneuropéenne, est une entreprise canadienne contrôlée par le groupe japonais Rakuten. Ce dernier a repris le français PriceMinister, actif dans le livre d’occasion, pour lui donner l’implantation européenne qui lui manquait faute de moyens : un des effets de cette diversité qui renchérit les coûts d’exploitation transfrontaliers.
Dans les groupes d’édition, la réflexion européenne est néanmoins réelle, en dépit de ces contraintes. "Notre double implantation nous a permis de porter activement le succès de Carlos Ruiz Zafón en France, et d’obtenir le soutien de Planeta pour la promotion de Marc Levy en Espagne, et au-delà en Amérique latine. Nous déve«“Lonely Planet». Avec «Pour les nuls», très développée en France, nous trouvons un nouveau marché en Espagne, de même qu’avec des séries en jeunesse, comme T’choupi, ou avec le matériel éducatif de Nathan", explique Alain Kouck. <
(1) Voir le classement annuel Livres Hebdo de l’édition mondiale, LH 959 du 21.6.2013, p. 12.