Il y a eu, c’était en 2008, le temps de la circonspection. Les grands patrons de l’édition américaine lançaient de manière volontariste d’ambitieux programmes de numérisation de leur catalogue tout en considérant que « si le ebook prend 10 % du marché en dix ans, ce sera déjà surprenant » (David Young, Hachette USA) ou que « dans les dix ans qui viennent, le ebook ne pèsera pas plus de 10 à 15 % du marché » (Morgan Entrekin, Grove/Atlantic) (1). Il y eut, dès l’année suivante, où le marché du « print » patine, le temps de l’ébahissement devant la fulgurance de la croissance des ventes numériques. De 2008 à 2009, chez les plus grands éditeurs de littérature générale, leur part bondit de moins de 1 % à près de 3 %. Révisant les pronostics à la hausse, la P-DG de Simon & Schuster, Carolyn Reidy, prévoit alors pour son groupe « d’ici à cinq ans 25 % du chiffre d’affaires avec le numérique » (2). De fait, dans le « trade » (l’édition générale, hors livre professionnel et d’éducation), la part du numérique atteint 5 % dès le printemps 2010, 10 % à la fin de la même année, 17 ou 18 % à la fin de 2011. Devant l’édition mondiale perplexe, toute l’industrie américaine du livre se précipite dans de grands travaux de restructuration pour s’adapter à la nouvelle donne.
Cinq ans après le début de cet emballement spectaculaire, un quart de l’activité des six plus grands groupes de « trade » (« The Big Six », soit Random House, Penguin, HarperCollins, Simon & Schuster, Hachette Book Group USA et Macmillan) relève du numérique. Toutes catégories de livres confondues, les livres numériques représentent aux Etats-Unis, selon les estimations, environ 21 % des ventes en exemplaires et 11 % du chiffre d’affaires. Mais si leur croissance demeure vigoureuse (voir graphique ci-contre), et toujours plus rapide que le tassement du marché du livre imprimé, elle n’est plus exponentielle. A peine supérieure à 40 % en 2012, elle sera encore inférieure cette année. Lors de la grande foire professionnelle BookExpo America, du 29 mai au 1er juin à New York, les éditeurs accueillaient cette pause relative comme l’occasion de procéder à une évaluation pour préciser et, le cas échéant, réajuster leur stratégie. La tornade numérique change tout - « c’est une période effrayante et excitante à la fois », frissonne John Ingram, le P-DG d’Ingram, principal grossiste américain. Mais elle est loin jusqu’à présent d’avoir balayé uniformément toutes les gammes de la production éditoriale.
1. D’abord la littérature populaire
« Les fonds de nombreux auteurs, que les libraires ne peuvent garder en rayon, peuvent se vendre en numérique », rappelle Jane Friedman dans une table ronde organisée à BookExpo America pour réfléchir aux moyens de « façonner l’avenir du livre ». Mais l’ancienne patronne d’HarperCollins, reconvertie il y a cinq ans dans l’édition 100 % numérique en cofondant Open Road Integrated Media, dont elle est P-DG, admet surtout que « le e- est plus mass-market que le p- ». « La part du numérique varie considérablement d’un catalogue à l’autre, confirme à Livres Hebdo Carolyn Reidy. Elle grimpe à 50 % des exemplaires vendus, voire 70 %, en fiction quand elle plafonne à 25-35 % en non-fiction, sauf pour quelques témoignages, et qu’elle ne dépasse pas 10 % dans le livre pour enfants. »
Tous les éditeurs s’accordent à constater que le marché numérique est d’abord un marché du best-seller. Il a bouleversé les secteurs de la littérature populaire et des littératures de genre tels le sentimental et la science-fiction, comme en témoigne la chute concomitante des ventes de « hardcovers » (grands formats reliés) et de « mass market paperbacks » (poches populaires). Certains titres ne sont d’ailleurs publiés qu’en version numérique. En revanche, le « trade paperback » (ouvrages brochés) se maintient. « Dans la fiction littéraire, la part du livre numérique est inférieure de moitié à sa part dans les littératures de genre », estime Evan Schnittman, vice-président d’Hachette Book Group chargé du marketing et du commercial.
« Le numérique a englouti tout ce qu’il pouvait engloutir comme la fiction populaire et le roman sentimental, mais les lecteurs de documents et d’ouvrages d’histoire sont moins motivés », remarque aussi le P-DG du groupe d’édition et de distribution Perseus, David Steinberger. Convaincu d’approcher d’un palier, il n’a inscrit à son budget 2013-2014 qu’une « petite progression » dans le numérique. Nouveau P-DG d’Hachette Book Group USA, Michael Pietsch note que cette évolution différenciée du numérique selon les secteurs « a un impact sur la stratégie à travers les prévisions de recettes, qui ne se répartissent pas pour tous les titres dans les mêmes proportions par support ». Si Jane Friedman reste, elle, sur l’idée que « l’éditeur du futur est un éditeur qui fait de l’édition numérique, de l’impression à la demande et des petits tirages », beaucoup de ses confrères jugent sa vision encore un peu prématurée. Michael Pietsch n’imagine pas le numérique dépasser 35 % du chiffre d’affaires d’ici à cinq ans. « Le numérique a pris sa part, mais je ne la vois pas devenir plus importante, sauf probablement dans l’éducatif, estime également Jack Jensen, P-DG de la maison californienne de livres illustrés Chronicle Books. Il ne remplacera pas le livre, il y aura un équilibre. »
2. Un défi pour le marketing
« Le grand problème du e-, c’est qu’on ne peut pas le marketer, déplore Evan Schnittman chez Hachette. Un best-seller numérique est un best-seller dont les gens ont entendu parler grâce à la promotion sur la version imprimée. » La grande crainte des éditeurs devant le tout-numérique, c’est qu’il ne permette plus de découvrir quoi que ce soit de nouveau. Une inquiétude qui les conduit à réévaluer le rôle des librairies traditionnelles : « Leur atout, c’est leur puissance de merchandising et leur capacité à faire découvrir des livres », souligne l’un d’eux. « Les librairies continuent de jouer un rôle crucial dans le processus d’achat, renchérit Carolyn Reidy, la P-DG de Simon & Schuster. Elles permettent la découverte et créent le buzz. »« Il y a une prise de conscience, estime le P-DG d’Hachette USA, Michael Pietsch. Les éditeurs travaillent de plus en plus avec les libraires car ils apportent un lien essentiel avec les lecteurs. »
La faible capacité des librairies numériques à faire découvrir les livres a même incité Perseus et l’agence William Morris, associés à des fonds d’investissement, à organiser, à la veille de BookExpo America, un « Publishing Hackathon » : quelque 200 jeunes créateurs dans le domaine numérique ont été rassemblés pendant un week-end en un lieu unique à New York, où ils ont constitué des équipes pour imaginer des dispositifs de marketing numérique. L’équipe lauréate, choisie par un jury pendant la foire, le 31 mai, disposera de moyens financiers pour développer son projet.
3. Stimulation de l’autoédition
L’essor du livre numérique a en revanche provoqué un boom de l’autoédition, qui produit désormais plus que l’édition traditionnelle, et tous les éditeurs s’efforcent de trouver des réponses adaptées. « L’autoédition, c’est merveilleux, assure, à peine ironique, le P-DG de Macmillan, John Sargent, interrogé par Becky Anderson, l’ancienne présidente de l’American Booksellers Association devant 350 libraires, mercredi 29 mai. Mais la valeur principale des éditeurs, c’est leur capacité à reconnaître le talent. »« C’est très excitant que chacun puisse publier, juge le P-DG d’Hachette Book Group USA, Michael Pietsch. L’autoédition incarne une part du dynamisme du marché du livre et alimente une partie des meilleures ventes. Dans le sentimental, en particulier, nos équipes suivent attentivement les blogs spécialisés. C’est une nouvelle manière de trouver des auteurs, mais l’éditeur conserve l’avantage d’une équipe marketing, qui lui permet de placer un livre chez le libraire et pas seulement en ligne. » Chez Simon & Schuster, Carolyn Reidy trouve aussi ce renouvellement « formidable ». « Nous achetons d’ailleurs certains titres, précise-t-elle. C’est une nouvelle source de talents, cela aide à les faire découvrir, mais les éditeurs continuent d’assurer mieux qu’eux l’édition, le marketing et la diffusion. »
Les plus gros éditeurs comme HarperCollins vont jusqu’à proposer aux auteurs autoédités d’utiliser une plateforme de distribution numérique qu’ils ont conçue spécialement pour eux. Dernier en date, Perseus a lancé l’an dernier la plateforme Argo Navis, mais celle-ci pratique tout de même une forme de sélection. « Les auteurs que nous y diffusons arrivent par l’intermédiaire de leurs agents, explique le P-DG de Perseus, David Steinberger. Ce sont d’ailleurs eux qui sont venus nous trouver car ils recherchaient pour des auteurs qui avaient gardé leurs droits numériques une alternative qui soit néanmoins professionnelle. » Pour David Steinberger, « nous devons être très flexibles pour servir le mieux possible tous ceux qui veulent mener leurs livres jusqu’aux lecteurs ».
4. Modestes perspectives pour l’illustré
Tous ces développements ne touchent encore que marginalement le livre illustré. Chez Abrams, le très prestigieux éditeur d’art, de beaux livres et d’ouvrages pour la jeunesse, filiale de La Martinière, le numérique représente « moins de 5 % du chiffre d’affaires, indique le P-DG, Michael Jacobs. Et encore s’agit-il essentiellement de livres jeunesse et de quelques livres pour adultes peu illustrés. » Du coup, explique-t-il, « il y a aujourd’hui une distinction plus claire entre ce que nous faisons en physique et en numérique ». Abrams tente bien, sur tablettes, quelques expériences de livres illustrés enrichis. La maison ne manque pas de tout numériser pour être prête à saisir les opportunités. En revanche, Michael Jacobs note que, « à part peut-être en cuisine, les apps ne constituent pas un modèle pour nous, puisqu’elles impliquent un gros investissement sans véritable rentabilité, car il faut les vendre à moins de 3 dollars, avec de grosses difficultés pour en faire la promotion ». De même, chez Chronicle Books, « le numérique pèse moins de 5 % du chiffre d’affaires, et les apps n’ont pas d’écho », admet le P-DG Jack Jensen. Celui-ci travaille néanmoins à des « livres numériques dynamiques » pour tablettes. Mais, note-t-il, « ceux que nous avons faits, surtout en jeunesse, n’ont pas eu autant d’impact que cela. Je pense que les parents veulent que leurs enfants, qui passent déjà beaucoup de temps devant des écrans, lisent des livres ».
5. Interrogations sur l’impact des tablettes
Plusieurs éditeurs pointent cependant que le relatif ralentissement de la croissance du marché du livre numérique, qui donne déjà un sentiment de maturité, est aussi lié à une pause technologique. Tous les fonds sont désormais numérisés, et ne suscitent donc plus un effet de nouveauté. De même, on n’assiste plus chaque semaine au lancement d’une nouvelle liseuse ou d’une nouvelle tablette. « Les gens ont tous des liseuses, ils ont lu tout ce qu’ils pouvaient, il y a saturation », estime même Jack Jensen. En parallèle, les liseuses perdent du terrain face aux tablettes qui, si elles permettent de lire des livres, proposent aussi de multiples autres activités « Je me demande si ces "centrales de loisirs" n’ont pas tendance à distraire de la lecture », s’interroge Evan Schnittman, vice-président d’Hachette Book Group.
6. La question persistante du prix
Les perspectives de croissance du livre numérique dépendent également de la structuration d’un marché aux tendances monopolistiques. Premier opérateur grâce à ses différents appareils de lecture Kindle, Amazon avait concentré jusqu’à 92 % des ventes en janvier 2010, lorsque les grands éditeurs américains ont décidé de reprendre le contrôle des prix publics de leurs ebooks en introduisant le système du contrat de mandat (« agency model »), pour faciliter la concurrence et éviter un effondrement du marché imprimé. Sa part est alors tombée à 60 %, mais l’accord imposé depuis par le Department of Justice (DOJ, ministère américain de la justice) aux éditeurs, qu’il a accusés d’entente sur les prix, provoque une lente remontée du poids d’Amazon. Les éditeurs doivent encore attendre jusqu’à la fin de 2014 avant d’être autorisés, s’ils le souhaitent, à réintroduire le contrat de mandat. Aucun ne s’engage aujourd’hui, mais rien ne laisse penser qu’ils ne le feraient pas. Au demeurant, au-delà du numérique, pour le P-DG de Macmillan, John Sargent, « la seule façon de redonner au livre sa place aux Etats-Unis, comme elle l’a en France ou en Allemagne, c’est d’introduire une forme de régulation de son prix ». Il admet toutefois que, dans un pays aussi libéral que les Etats-Unis, cet objectif tient pour l’instant de la mission impossible. <
(1) LH 737, du 6.6.2008, p. 8.
(2) Voir « L’édition américaine en chantier », LH 780 du 5.6.2009, p. 6-9. Lire aussi « Les défis américains », LH 808, du 12.2.2010, p. 14-18.