Les best-sellers inattendus 2/6

"Caroline chérie" : Jacques Laurent et son double

O. Dion

"Caroline chérie" : Jacques Laurent et son double

A la fin des années 1940, l’auteur des Bêtises, prix Goncourt 1971, était plus connu sous le nom de Cecil Saint-Laurent grâce à son héroïne. La saga se serait vendue à 5 millions d’exemplaires.

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Par Daniel Garcia,
Créé le 20.02.2014 à 19h29 ,
Mis à jour le 21.02.2014 à 11h29

En vérité, Caroline chérie tient moins du best-seller inattendu que du best-seller inespéré. Le roman avait été programmé pour être un best-seller. Mais sa commercialisation démarra si mollement que l’échec menaçait. Le bouche-à-oreille inversa la vapeur, et en quelques mois le succès dépassa les espérances les plus folles de ses promoteurs. Car ils étaient deux. Charles Frémanger et Jacques Laurent-Cély. Ils s’étaient connus, avant la guerre, sur les bancs du lycée Condorcet. Ils se retrouvent après la Libération. L’un veut devenir éditeur, l’autre ambitionne d’être écrivain. L’un et l’autre vont recourir, pour survivre, à des expédients littéraires.

Jacques Laurent, 1919-2000, le jour de son admission à l’Académie française en 1986.- Photo RAPHAEL GAILLARDE/GAMMA

En 1946, Charles Frémanger installe ses bureaux au 10, de la rue de la Bourse, dans le centre de Paris, mais rive droite. Sa maison d’édition porte le nom d’un célèbre chroniqueur médiéval : Froissart. Elle fédère une bande d’amis passionnés, comme Frémanger, de littérature et qui aiment en deviser autour de quelques canons de rouge. André Fraigneau, Pierre Boutang, Antoine Blondin… et donc, Jacques Laurent. En attendant, comme il faut bien faire bouillir la marmite, cette petite bande publie, sous pseudonymes, ce qui constituera le fond de sauce de la maison, à savoir des romans sentimentaux ou licencieux, des polars et même des récits de guerre. Jean Lartéguy, le futur maître du genre, fera lui-même ses débuts aux éditions Froissart, également sous pseudonyme.

A ce petit jeu du dédoublement, très répandu dans cette génération d’après-guerre qui rêvait d’une liberté intellectuelle « à l’américaine », Jacques Laurent fut doublement le maître. D’abord, par la multiplicité des identités sous lesquelles il opéra : Gilles Bargy, Roland Charnaise, Laurent Labattu, Jacques Rostan, Albéric Varenne… et la liste n’est pas exhaustive (1). Ensuite, parce que l’un de ses doubles, Cecil Saint-Laurent, celui auquel il recourut pour signer Caroline chérie, vampirisa pendant de longues années son créateur. Patrick Rambaud rappelait, dans L’Express, que les premières éditions de Caroline chérie au Livre de poche mentionnaient, après la liste des œuvres de Cecil Saint-Laurent : « Sous le pseudonyme de Jacques Laurent », pour désigner ses deux premiers romans personnels qui, eux, n’avaient alors connu qu’un succès d’estime (2).

Mais revenons à la naissance de Caroline. Un soir de 1946, dans un troquet de la place de la Bourse, « Chez Mémène », Charles Frémanger, qui connaît les facilités d’écriture de Jacques Laurent, le convainc d’écrire un pastiche d’Autant en emporte le vent, le fameux best-seller d’avant-guerre, dans l’espoir de rééditer le même succès de librairie. La feuille de route est des plus simples, et Jacques Laurent va s’y conformer à la lettre : raconter les tribulations d’une jeune femme séduisante, ingénue à souhait - précisons encore : convenable à l’excès, mais point trop farouche, recelant en elle des torrents de sensualité qui ne réclament qu’à s’écouler -, emportée par le vent de l’Histoire. Pour Scarlett O’Hara, c’était la guerre de Sécession. Pour Caroline, ce sera la Révolution française. La même recette s’appliquera, dix ans après, avec autant de brio commercial, pour Angélique (la Fronde), et trente ans plus tard pour l’héroïne de la Bicyclette bleue (l’Occupation).

 

Rebondissements imprévus et étreintes raffinées.

Soit donc la ravissante Caroline de Bièvre, dont le lecteur fait la connaissance le 14 juillet 1789. Ce jour-là, Caroline, ignorante des troubles qui agitent Paris, s’éprend du beau chevalier Gaston de Sallanches lors d’une partie de campagne. L’idylle n’a pas le temps d’être consommée : la Révolution jette Caroline au couvent, où elle découvre les plaisirs saphiques. A sa sortie, elle épouse Georges Berthier, un vulgaire « bourgeois », mais qui possède cet argent que les aristocrates n’ont plus, et qui adhère pleinement au nouveau régime. La suite est bien sûr pleine de rebondissements imprévus et d’étreintes raffinées. Bref, c’est gentiment osé et, ce qui ne gâte rien, très bien écrit, dans une langue d’un classicisme modernisé - le beau style de Laclos ou de Vivant Denon mis à la portée du plus grand nombre.

 

Publié en 1947, Caroline chérie sera traduit en une douzaine de langues et s’écoulera - selon un chiffre convenu, qu’on retrouve ici et là - à « cinq millions d’exemplaires ». En réalité, personne ne sait plus rien, aujourd’hui, des ventes exactes de Caroline chérie. « Les archives de Frémanger ont disparu », souligne l’écrivain et traducteur Christophe Mercier, que Jacques Laurent, mort en 2000, avait désigné comme son exécuteur testamentaire. « Cinq millions, cela paraît beaucoup, mais ce n’est pas impossible, si l’on compte les éditions de poche et les ventes à l’étranger », explique le journaliste et écrivain Arnaud Le Guern, à l’origine de la réédition, au printemps 2013, de Caroline chérie aux éditions de l’Archipel. Et d’ajouter : « Ce qui est certain, c’est que les ventes furent considérables pour l’époque, et qu’elles enrichirent Jacques Laurent. » Grâce à Caroline, il put en effet s’offrir les belles voitures dont il rêvait, financer des revues - Arts, La Parisienne - et se consacrer pleinement à son grand roman ambitieux, Les corps tranquilles. Charles Frémanger profita, lui aussi, de la manne. Il put enfin publier la littérature qui lui tenait à cœur. Ainsi, en 1949, outre Les corps tranquilles de Jacques Laurent, les éditions Froissart alignèrent L’Europe buissonnière d’Antoine Blondin et la réédition de Voyage au bout de la nuit (avant que Gallimard ne le récupère).

L’aventure se poursuivra, sur le papier, avec les deux suites du roman, Le fils de Caroline chérie et Un caprice de Caroline chérie, et à l’écran, en 1951. Là encore, le succès, considérable (3,6 millions d’entrées, une prouesse pour l’époque), consacra un temps Martine Carol en plus grande star du cinéma français, jusqu’à ce que Brigitte Bardot la détrône impitoyablement - avec un tour de poitrine plus généreux, mais, surtout, beaucoup plus de talent.

 

Effacement du double.

A la fin des années 1950, Caroline ne fait déjà plus autant recette, et les éditions Froissart ne peuvent plus compter sur elle pour renflouer leurs caisses. La maison, mal gérée, met la clé sous la porte en 1959. Avant même la bérézina, Jacques Laurent et quelques autres avaient rejoint un autre éditeur de la rive droite (et de droite), La Table ronde, érigée en repaire des « Hussards ». Et Caroline ? Que devint-elle, dans cette nouvelle tourmente ? « Jacques Laurent avait cédé ses droits aux Presses de la Cité, mais à la création de Folio, c’est cette collection qui récupéra l’édition de poche, explique Christophe Mercier. Malheureusement, elle était depuis longtemps introuvable. De même, les Presses avaient, en 1989, réédité la saga Caroline en un seul volume de la collection "Omnibus", devenu lui aussi introuvable. »

 

C’est qu’avec le temps Jacques Laurent avait fini par avoir raison de son double. Le Goncourt, en 1971, pour Les bêtises (Grasset), l’avait définitivement installé comme écrivain « noble ». Son élection à l’Académie française, en 1986, avait achevé de le statufier.

Caroline s’était éloignée. De lui. De nous. La réédition de L’Archipel peut d’ailleurs paraître un échec : le premier tome s’est vendu à 2 286 exemplaires, et le second à 1 977 exemplaires. « Mais la presse a été considérable, tout le monde en a parlé, souligne Arnaud Le Guern. Caroline s’est réinstallée dans les esprits, et c’est l’essentiel. » Par ailleurs, le passage en Archipoche, au mois d’avril prochain, devrait permettre de muscler les ventes. Ajoutons que, cette fois, Caroline a été republiée sous le vrai nom de son auteur, Jacques Laurent, Cecil Saint-Laurent n’apparaissant qu’entre parenthèses. « Laurent avait inventé Cecil pour financer Jacques, mais Caroline fait pleinement partie de son œuvre », résume Christophe Mercier. Mieux : elle fait partie de notre patrimoine.

(1) Pour en savoir plus, se reporter à « Un cas de dédoublement littéraire », par François de Singly, Actes de la recherche en sciences sociales, décembre 1976.

(2) « Jacques Laurent, le marginal », L’Express du 17 juillet 2003.

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