« Mien, tien - Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants ; c'est là ma place au soleil - Voilà le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre. » Pour Pascal, vouloir posséder est dans la nature pécheresse de l'homme, la terre est à tout le monde. Proudhon le redira, sans théologie : « La propriété c'est le vol »... Quoi qu'il en soit, depuis que le monde est monde, il a bien fallu justifier que d'aucuns ont quelque chose, si ce n'est vraiment beaucoup, et d'autres peu, voire rien.
De la chrétienté féodale en Occident à l'empire de Chine en passant par l'Inde des castes, le régime inégalitaire est étayé par des théories qui assurent la pérennité du système. Dans la société traditionnelle, le schéma trifonctionnel ou ternaire domine. Trois classes : les prêtres, les guerriers, les paysans ; les deux premières s'arrogeant le pouvoir et s'appropriant les terres, la dernière consentant à la servitude ou la sujétion contre protection spirituelle et corporelle. La Révolution française abolit les trois ordres - clergé, noblesse et tiers-état -, on est tous citoyens libres d'accéder à la propriété. La Révolution industrielle, l'expansion coloniale des Etats-nations européens parachèvent le passage de la société ternaire à la société propriétariste avec la notion libérale bourgeoise de méritocratie.
Le régime capitaliste caractérisant cette société propriétariste allait quand même admettre l'intervention de l'Etat afin de corriger les iniquités palpables de la supposée méritocratie. Après la catastrophe des conflits mondiaux, l'Europe occidentale connaîtrait les riches heures de la social-démocratie. Impôt progressif (à savoir, dont le taux croît, plus le revenu est haut), redistribution, accès à l'éducation et aux soins... A partir des années 1980-1990, une révolution néolibérale, forte du désastre communiste et d'une économie financiarisée boostée par le génie informatique, fait basculer la société propriétariste vers la société néo-propriétariste hyperinégalitaire bouleversant les vieilles règles du capitalisme, remettant en cause le rôle de l'Etat-providence, favorisant les dividendes au détriment des aides et d'une fiscalité juste... Devant cette mondialisation folle, les peuples regimbent, souvent c'est le repli identitaire, « social-nativiste » (plus de protection mais que pour les « natifs » !). La social-démocratie résiste... mal.
Est-ce une fatalité ? L'économie telle qu'elle marche (ou pas) aujourd'hui traduit-elle un état de nature ? Non ! répond Thomas Piketty, avec force conviction et érudition - une somme de plus de 1 200 pages, offrant une vision historique et globale. Après son succès, Le capital au XXIe siècle (Seuil, 2013), qui l'a propulsé au rang de rock star planétaire de l'économie, il revient avec Capital et idéologie. En économie, tout est idéologie, encore faut-il choisir la bonne. Cet « enfant de la chute du Mur » qui croit en l'Europe assume le socialisme auquel il accole l'adjectif « participatif » et imagine des solutions radicales : un dépassement des frontières avec une fiscalité trans- nationale mais aussi de la propriété privée - pas bolchevique, Piketty, non, de la social-démocratie à fond : « un principe de propriété temporaire du capital, dans le cadre d'un impôt fortement progressif sur les propriétés importantes permettant le financement d'une dotation universelle en capital et la circulation permanente des biens ».
Des « gilet jaunes » aux enjeux climatiques, du Brexit et de Trump, à l'opacité du système chinois ou à la « gauche brahmane », celle des diplômés coupés des classes populaires... Piketty embrasse le temps long et aborde les sujets chauds, analyse en détail, d'une plume alerte, limpide. Une lecture capitale !
Capital et idéologie
Seuil
Tirage: 50 000 ex.
Prix: 25 euros ; 1 232 p.
ISBN: 9782021338041