Avant-critique Fantastique

Brian Evenson, "Comptine pour la dissolution du monde" (Rivages)

Brian Evenson - Photo © Kristen Tracy

Brian Evenson, "Comptine pour la dissolution du monde" (Rivages)

Plonger dans l'imaginaire surréaliste et parfois horrifique des nouvelles de Brian Evenson est une expérience littéraire fascinante, entre rêve absurde, science-fiction et fantastique.

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Par Cédric Fabre
Créé le 29.04.2024 à 14h00

Périls en la demeure. Les personnages de Brian Evenson se demandent de façon presque récurrente s'ils sont vivants ou morts, comme cet astronaute qui a atterri avec son vaisseau sur une étrange planète, où son camarade a chuté dans un trou. Le rejoignant pour le sauver, l'astronaute découvre le corps de son ami, mort, qui continue pourtant de lui parler en tentant de le convaincre de le rejoindre... Notre esprit vrille rapidement à la lecture de ce recueil de vingt-deux nouvelles déjà couronné par deux prix prestigieux, le Shirley Jackson Award et le World Fantasy Award. On croise une fille qui n'a pas de visage et dont l'entourage aimerait se débarrasser. Plus loin, un certain Haupt subit les questions dérangeantes de son thérapeute, qui se dédouble en venant chez lui la nuit pour prolonger leurs entretiens, de plus en plus glauques. On devient vite paranoïaque quand, ailleurs, on suit la marche d'un homme persuadé d'être constamment épié, qui finit par fuir sa routine quotidienne pour errer de ville en ville sans autre but que d'échapper à un œil invisible. On emboîte aussi le pas d'un homme qui se réfugie dans un manoir en apparence inhabité, dont les fenêtres disparaissent soudainement et dont les pièces se transforment, tandis qu'il entend des cris semblant venir des entrailles de la bâtisse, avant de tomber sur une terrifiante créature. La demeure, censée être un lieu sécurisant et douillet, voire un cocon familial, est ici l'épicentre de toutes les horreurs et de tous les dérèglements ; elle est souvent faite de labyrinthes et de pièces cachées dans lesquelles des êtres souffrent et expient.

Les personnages d'Evenson parfois se dédoublent, comme s'ils étaient en quête d'une sorte de part manquante d'eux-mêmes. Ils sont perpétuellement confrontés à l'emprise cruelle que leurs proches ont sur eux, comme ce citoyen ordinaire qui subit de façon effroyable la vie de couple que sa femme a froidement planifiée pour eux. On bascule rapidement dans l'horreur et la mort, on est confronté à de multiples disparitions, et l'existence ressemble par moments à un cauchemar absurde, avec son lot de métamorphoses qui font songer à Kafka, comme lorsqu'un orphelin découvre un matin que sa sœur, qui veille sur lui, parle désormais une langue étrange qu'il ne comprend pas. On se laisse dévorer par ces histoires insensées et obsédantes et l'on ne résiste pas à certains incipit, comme celui de « Sœurs » : « Nous venions tout juste d'emménager, n'avions encore rien fait à nos voisins. »

Evenson pousse l'art de conter des histoires à un niveau de folie sublime, et ses nouvelles portent un éclat noir et brillant en nous trimballant sans ménagement entre les écrits de Poe, la bande dessinée Little Nemo et la poésie d'Harmony Korine. Ce recueil illustre ce que les littératures de l'imaginaire peuvent nous proposer de plus ambitieux et singulier, nous rappelant au passage que, parfois, l'autre est le plus court chemin pour arriver à notre propre schizophrénie.

Brian Evenson
Comptine pour la dissolution du monde
Rivages
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 22 € ; 288 p.
ISBN: 9782743663377

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