Serious games

Bibliothèques : le jeu prend le pouvoir

Des étudiants lors d'un serious game à l'université de Bordeaux. - Photo DR/Université de Bordeaux

Bibliothèques : le jeu prend le pouvoir

Les bibliothèques universitaires sont de plus en plus nombreuses à recourir au jeu dans leurs activités en direction des étudiants. Une tendance de fond qui correspond aux mutations en matière de pédagogie, et plus globalement à la place croissante du jeu dans la société. Véronique Heurtematte

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Par Véronique Heurtematte,
Créé le 22.11.2018 à 23h47

L'action se déroule à -Paris en 2044. Les serveurs de l'université de -Jussieu ont été piratés. Pour -déjouer ce complot inter-national, une cyber--enquêtrice va -devoir vérifier la véra-cité des informations que lui -délivrent différents personnages croisés sur sa route. Baptisé Hellink, ce jeu -vidéo -futuriste, au scénario rythmé et à l'univers graphique élaboré, sera disponible gratui-tement sur tous les bons portails de jeu à partir du 25 janvier. Il ne s'agit pas du dernier-né d'un producteur indé-pendant, mais de la création de la biblio-thèque universitaire Pierre-et-Marie-Curie (BUPMC) de Sorbonne Universités. Ce jeu d'aventures a été -élaboré en 2016, initialement pour former les étudiants de l'université aux compétences informationnelles. Il est organisé en quatre chapitres, correspondant chacun à un thème - -auteurs et statuts, plagiat, bibliographie, sources, et 15 niveaux, qui permettent aux joueurs de se familiariser avec ces notions parfois ardues. « Au cours de 45 minutes de jeu, les étudiants expérimentent concrètement la vérification de l'information, souligne Julien Prost, qui a rejoint récemment le pôle formation et innovation pédagogique de la BUPMC, où le jeu a été créé par une équipe pluri-disciplinaire. C'est plus efficace qu'un TD classique de deux heures. »

Le jeu de cartes de la BU de Guyane.- Photo DR/BU DE GUYANE

Jeu de piste

L'initiative de la BUPMC est emblématique de la tendance actuelle qui voit de plus en plus de bibliothèques universitaires recourir au jeu dans les acti-vités qu'elles proposent à leurs étudiants, que ce soient des serious games (jeu -vidéo ou escape game) ou des jeux plus classiques tels que le jeu de cartes ou le jeu de plateau. « C'est un courant de fond, confirme Christèle Hervé, responsable de la formation du public au service commun de la documentation de l'université de Tours. Cela s'inscrit dans une réflexion globale sur la pédagogie et sur la manière de dynamiser les formations. » Depuis septembre dernier, les bibliothèques universitaires de lettres, droit et sciences ont transformé les traditionnelles visites en jeu de piste que les étudiants effectuent par petits groupes en totale autonomie et qui leur fait découvrir les différents -espaces de la bibliothèque. En septembre, 3 500 étudiants y ont participé. « C'est plus efficace et plus convivial que les visites classiques au cours desquelles nous avions du mal à capter l'attention des étudiants », analyse Christèle Hervé.

Le jeu de piste de la BU de Tours destiné aux étudiants en lettres.- Photo DR/BU DE TOURS

La bibliothèque de l'université d'Evry a mené une expé-rience comparable. Pour ses visites, la bibliothèque a créé un -serious game -appelé « Zombiblio », composé de 6 modules abordant les -besoins de base de tout étudiant dans une bibliothèque : faire une recherche dans le catalogue, se repérer dans les rayonnages, connaître les règles de prêt. -Armés d'une -tablette numé-rique et d'un guide papier rassemblant des informations essentielles, les participants doivent parcourir la bibliothèque par petits groupes pour trouver les -réponses aux énigmes. « Nous avons fait jouer près de 800 étudiants, précise Lise Dachet, responsable de la formation des usagers au service commun de la docu-mentation de l'université d'Evry. Le serious game dépoussière l'image de la bibliothèque. Nous touchons plus d'étudiants que par les visites classiques, et de manière plus efficace car ils sont -actifs dans l'apprentissage. » A l'université de Haute-Alsace (UHA), la bibliothèque universitaire de Colmar a, quant à elle, élaboré un escape game pour faire -découvrir son site historique - une -ancienne usine, et ses documents patrimoniaux. Les participants, enfermés dans une pièce qui reconstitue le bureau du directeur de l'usine, doivent trouver, dans le noir, des indices -cachés dans la pièce. Les bibliothèques de l'UHA proposent également depuis plusieurs années des « visites dont vous êtes le héros », qui entraînent le visiteur, comme à Evry et à Tours, dans une recherche d'indices dans leurs différents espaces.

Une approche adaptée à la génération Z

Le recours au jeu comme outil d'apprentissage s'inscrit dans la mutation des méthodes pédagogiques universitaires, qui intègrent plus fortement la participation active des étudiants et le travail en groupe, mais aussi plus globalement dans une tendance générale à la « ludification » de l'ensemble de la société. « Le jeu investit tous les champs d'activité, explique Marie -Latour, -directrice adjointe de la bibliothèque de l'université de Guyane. Dans le secteur médical, par exemple, où l'on fait de la rééducation par le jeu, ou encore dans le domaine militaire, où l'on apprend à piloter un hélicoptère par la simulation. Les bibliothèques doivent prendre part à ce mouvement qui permet de mieux toucher les gens. A l'université, cela correspond aux pratiques de la génération Z des 18-20 ans, habituée à fonctionner sur les réseaux sociaux, rétive à l'autorité, et qui fonctionne essentiellement sur la motivation, pas sur la contrainte. » A son arrivée à la BU de Guyane, Marie Latour élabore avec sa collègue de l'époque, Caroline Boiteux, trois jeux de société autour des enjeux de l'open access, qui reçoivent le soutien financier du consortium Couperin, chargé de négocier les ressources documentaires numériques pour les bibliothèques universitaires. L'un d'entre eux, un jeu de plateau appelé Licence to kill, aborde les différents statuts d'un texte, copyright, domaine public, licences libres, etc. Tout récemment, le 5 novembre, la bibliothèque de l'université de Bordeaux a créé, en partenariat avec les BU de La Rochelle et de Pau, Subpoena, un serious game autour du plagiat. Le jeu part d'un fait réel : la démission du président de la République hongroise en 2012, après la révélation que 90 % de sa thèse étaient basés sur du plagiat.

La plupart des universités ont à cœur de partager leur expérience, comme la BUPMC qui donnera accès à Hellink en janvier, la BU de Guyane qui a mis ses jeux autour de l'open access sur la plateforme zenodo, ou encore la BU de Bordeaux qui a publié Subpoena sous licence libre.

Mathieu Blayo: « Ne pas confondre jeu et formation ludique »

Mathieu Blayo- Photo DR

Enseignant à l'université de Marne-la-Vallée, concepteur de jeux et de solutions ludiques pour les entreprises, Mathieu Blayo livre son éclairage sur le recours au jeu dans l'apprentissage.

Livres Hebdo : Comment construit-on un jeu sérieux ?

Mathieu Blayo : Je pars toujours de la problématique du client, qui est au cœur de la démarche, et je détermine le système de jeu qui pourra le mieux y répondre. J'ai de plus en plus de demandes de la part des entreprises. Les patrons ne se disent plus que faire jouer leurs salariés est une perte de temps. Cependant, même si je trouve que c'est un outil formidable, il ne faut pas faire du jeu pour le jeu, mais seulement si c'est le bon moyen de faire passer un message. Je préfère d'ailleurs parler d'outil ludique de formation, qui n'est pas du jeu. Le jeu est une activité volontaire, non productive, alors que la formation ludique a pour objectif principal est de faire passer un message pédagogique.

Livres Hebdo : Quels sont les avantages de recourir au jeu dans un processus d'apprentissage ?

Mathieu Blayo : Dans le jeu, les personnes mobilisent beaucoup de concentration et d'énergie. Les éléments d'une formation faite par le jeu sont mieux intégrés par le cerveau. La formation ludique apporte plus qu'un apprentissage, elle apporte la compréhension de l'intérieur d'une problématique.

Livres Hebdo : Cette méthode ne -suscite-t-elle pas des réticences chez certains participants ?

Mathieu Blayo : Oui, dans les -entreprises, certains salariés restent parfois en dehors du jeu. Cela -s'appelle l'effet de résistance. S'il se produit, cela veut dire généralement que le jeu est mal fait et n'a pas réussi à donner envie. Quand on joue, on risque de se trouver en échec. C'est pour cela que des salariés n'ont pas envie de jouer avec leurs collègues, ou des parents avec leurs enfants, par peur de perdre devant eux.

Livres Hebdo : Le jeu a envahi tous les domaines de la société. Comment expliquer ce phénomène ?

Mathieu Blayo : Cela correspond à l'explosion de l'industrie du loisir. Il y a, par exemple, plus de 1 000 salles d'escape game en France aujourd'hui. Les gens veulent être acteurs d'une expérience qui leur apportera une émotion et sont prêts à dépenser 100 euros de l'heure pour ça. C'est intéressant de voir comment les codes du jeu sont appliqués à diverses activités. Par exemple, dans certains bars, les gens votent pour un groupe de -musique en choisissant le cendrier dans lequel ils jettent leur mégot de cigarette. On peut cependant trouver dommage de devoir recourir au jeu pour que les gens ramassent leurs déchets. Par ailleurs, il faut faire attention à l'utilisation abusive du mont ludique. Je vois souvent des entreprises qualifier d'interactifs et ludiques des produits qui sont sûrement interactifs mais en rien ludiques dans la mesure où il n'y a ni jeu, ni règles.

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