Faire un pas de côté. Voilà comment Adrien Demay qualifie l’état d’esprit avec lequel il a participé aux travaux de conception de la nouvelle médiathèque de Lezoux (Puy-de-Dôme), qui devrait sortir de terre à l’été 2017. Ce spécialiste en design de service est venu instiller la pensée design, ou design thinking, dans l’esprit des bibliothécaires : "faire du design thinking, c’est cocréer pour innover", résume-t-il.
Pendant trois sessions d’une semaine chacune, Adrien Demay a réuni des experts issus du monde de la sociologie et de la culture, afin d’imaginer ensemble la nouvelle médiathèque. Parce que les politiques publiques peuvent se révéler décevantes - "combien de chefs d’établissement se sont aperçus que leur nouvelle bibliothèque, parfaite sur le dessin, n’était finalement pas si pratique, pas si fonctionnelle ?" -, le design thinking propose de croiser les regards. Il invite ces rassemblements pluridisciplinaires à penser des scénarios de vie. "L’idée, c’était de se demander comment les gens font usage de la bibliothèque au quotidien", souligne le designer. En observant les usagers, les groupes de réflexion ont pu faire ressortir des petites histoires, racontées ensuite à l’architecte chargé de les transposer.
Se mettre dans une posture active, lâcher les classiques sondages et questionnaires, déplacer l’angle d’attaque : le monde de la bibliothèque est invité à adopter une dynamique constructive : "on se réunit en atelier, on pense à l’aide de schémas, de dessins", précise le professionnel, pour identifier une problématique et un environnement particuliers. Résultat de ces brainstormings, pour lesquels les salles de réunion se transforment en ateliers créatifs, avec maquettes en papier sur la table et murs recouverts de post-it ? Un prototype de cabine de téléchargement ouverte 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24, installé dans la rue, pour mieux comprendre les usages des contenus numériques par les citoyens. "Cela ressemblait davantage à une cabane", s’amuse Adrien Demay. "On a récupéré un ordinateur dans une recyclerie, des clés USB, et on a mis trois dossiers sur le bureau : films, musiques, livres." Prototyper et tester : deux notions clés de la méthode, selon Adrien Demay, "car dans les sondages, les gens ne disent pas forcément tout. Là, il suffit de les regarder pour comprendre ce dont ils ont besoin."
"Designer des expériences"
Apparue dans les années 1950 aux Etats-Unis, la "pensée design" a pris son essor dans les années 1990 avec les premiers pas d’Internet et la montée en puissance de l’expérience utilisateur (UX, user experience en anglais), ayant pouvoir de vie et de mort sur les sites Internet. L’innovation passe alors moins par la technologie innovante qui est proposée que par la façon dont celle-ci va être appréhendée par les usagers. On se met donc à "designer" des expériences. L’agence américaine Ideo, fondée en 1991, théorise l’approche, mais surtout la vulgarise pour la rendre accessible. Elle imagine des kits pour promouvoir le design thinking dans d’autres secteurs très orientés "service" eux aussi : "le management, l’aide humanitaire et les bibliothèques ont fait l’objet d’un gros travail d’adaptation de la méthode", détaille Nicolas Beudon, conservateur de bibliothèque et fervent défenseur de la pensée design. Design thinking for libraries, méthode d’une centaine de pages munie de son cahier d’activités, est née il y a trois ans. Résultat d’une collaboration entre l’agence Ideo et deux bibliothèques publiques, celle de Chicago et d’Aarhus au Danemark, elle détaille les grands principes du concept et propose des manières de l’appliquer dans son établissement. Financé par la fondation Bill et Melinda Gates, le document, sous licence libre, est accessible gratuitement en ligne. Une aubaine pour les bibliothécaires, que Nicolas Beudon s’est empressé de saisir en traduisant l’ouvrage en français : Le design thinking en bibliothèque. Convaincu que la pensée mérite d’être connue, Nicolas Beudon organise depuis des ateliers pour faire connaître la pensée design, selon lui outil d’accompagnement du troisième lieu : "La bibliothèque s’est pendant longtemps centrée sur un produit, le livre. Sauf que de plus en plus, dans une bibliothèque, ce sont des services qui enveloppent une collection. Il faut imaginer des espaces de vie, des activités, des animations. Mais les bibliothécaires n’ont pas la culture professionnelle et les outils pour cela."
Essayer, se tromper, recommencer
Les bibliothécaires, tous designers ? "Tous les bibliothécaires ne vont pas devenir experts, mais doivent être formés et connaître ces méthodes, être sensibilisés", souligne Nicolas Beudon. Prémices de l’intégration de la méthode en bibliothèque, plusieurs établissements français se sont lancés dans le processus : la bibliothèque municipale de Strasbourg par exemple, qui a travaillé sur les pratiques musicales de ses usagers avec des étudiants en design, ou bien la BNF qui s’est penchée, en partenariat avec l’Ensci, sur son accueil du public, dans le cadre du projet "Venir à la BNF". Parmi les bibliothèques universitaires, celle de Sciences po a procédé à la refonte, l’an dernier, de son site Internet, afin de mieux valoriser certains services, souvent mal connus des étudiants, comme le service de prêts interbibliothèques. Parallèlement à la méthode classique de recueil d’opinions, l’établissement a mené des ateliers de "tri par cartes" avec les étudiants. Les informations disponibles sur le site ont été matérialisées à l’aide de cartes en papier, et les usagers invités à les organiser selon leur propre schéma mental d’organisation. "Ce type d’atelier fait émerger beaucoup de questions, et cela nous permet de comprendre les comportements, de nous adapter à leurs besoins", explique Joris Paillaré, chef des services numériques de la bibliothèque de Sciences po. "On s’est rendu compte par exemple qu’il fallait qu’on change l’intitulé d’une de nos rubriques, "travailler à la bibliothèque", car les étudiants pensaient qu’il s’agissait de la section de recrutement de nouveaux employés alors qu’il s’agit d’une rubrique répertoriant les différents services que les étudiants peuvent trouver ici lorsqu’ils viennent étudier."
Réagir vite, un pied de nez à la lenteur administrative des projets menés dans le secteur public. La méthode a séduit Nathalie Clot, directrice de la bibliothèque universitaire d’Angers, qui mène des projets en appliquant l’itération, autre grande notion phare du design thinking. En trois mots : essayer, se tromper, recommencer. "Nous sommes confrontés, plusieurs mois par an, à un manque de places en bibliothèque. Pour éviter qu’une place soit réservée pendant des heures par les étudiants qui posent leurs affaires sur les chaises, nous avons imaginé un système d’horodateur que nous testons sous de multiples formes." Un système de petits cartons posés sur les tables, pensé et repensé, au fur et à mesure des essais, de l’observation des comportements et des discussions qui suivent chaque nouvelle tentative. "Ce que j’aime avec le design thinking, c’est qu’il permet d’essayer des choses rapidement, mais aussi de revenir sur la décision. On chemine tout en expérimentant, on apprend de nos erreurs. Elle évite de gamberger. Ne cherchons pas la solution idéale, testons-la et améliorons-la." Reste toutefois à passer outre les réticences, souvent liées, selon elle, à un manque de réactivité lorsque ce type de discussions participatives est mené : "Il faut des cadres convaincus de passer à l’action. Sinon, la méthode risque de perdre toute crédibilité dans une équipe. "C’est très bien les post-it, mais après ?" va-t-on nous dire."
Design social
Outre-Atlantique, le bien-fondé du design thinking a été éprouvé… et approuvé. A Montréal, la méthode de travail a cimenté une série de projets de réhabilitation des bibliothèques de la ville depuis 2013, inspirée par le Canada anglais : "Le plus dur a été de se lancer, raconte Marie D. Martel, conseillère bibliothèque à Montréal. Penser en termes d’utilisateur, cela va jusqu’à remettre en cause la gouvernance des bibliothécaires puisqu’on leur donne beaucoup de pouvoir, ce qui n’est pas toujours facile à accepter. Et puis, il ne faut pas oublier que ces démarches sont tout de même très liées à la performance. On crée pour l’utilisateur et pour assouvir ses besoins de consommation. Dans un contexte de service public, c’est parfois un peu choquant." Son angle d’attaque, pour légitimer l’approche et passer outre la connotation "business" : le social. "Nous nous sommes réapproprié cette pensée en l’ancrant dans une démarche d’accessibilité aux populations culturellement défavorisées, qui reprend l’éthique du care [éthique de la sollicitude, NDLR]", explique la conseillère.
"Working together", plutôt que "design thinking", aime à dire Marie D. Martel. Deux expressions pour aborder une grande idée : interpréter et répondre aux besoins de la population en collaborant avec la communauté, que le service de Marie D. Martel ne cesse de consulter. "On a tendance à penser, nous adultes, qu’un espace pour préadolescents se doit d’être coloré, attrayant, dynamique, raconte la bibliothécaire qui a travaillé sur le projet de réhabilitation de la bibliothèque Maisonneuve. En fait, les enfants de ce quartier sont immergés dans un espace urbain très intense. Ce qu’ils nous ont dit vouloir ? Un espace calme, reposant, où ils peuvent se poser un peu." Penser design, c’est apprendre à bousculer ses a priori.