Après la Corée du Sud (Hiver à Sokcho, 2016) et le Japon (Les billes du Pachinko 2018), la jeune franco-coréenne Elisa Shua Dusapin emmène ses lecteurs aux confins de la Russie sur la piste et dans les gradins du Vladivostok Circus. Sous son chapiteau permanent déserté le temps de l'entre-saison, une troupe répète un numéro de barre russe : deux porteurs face-à-face, aux deux extrémités d'une perche horizontale souple, propulsent une acrobate qui enchaîne des sauts périlleux à six ou sept mètres du sol. La narratrice, une Française de 22 ans, débarque là au début de l'automne, embauchée comme costumière en vue du spectacle prévu quelques semaines plus tard dans un grand festival à Oulan-Oude en Sibérie. Les artistes sont des célébrités dans leur discipline : le plus âgé, le Russe Anton a formé dès l'âge de huit ans son jeune partenaire Nino, héritier d'un cirque familial en Allemagne. Anna, la voltigeuse ukrainienne, une ancienne championne de trampoline, a rejoint le trio récemment. Quant à Léon le technicien québécois, il assure entre autres la mise en scène de la performance. La jeune femme sans expérience découvre le monde circassien dont elle ignore tout et tente de trouver sa place dans cette promiscuité de circonstances, dans la routine collective qui s'organise dans un décor chargé d'histoires.
C'est un apprivoisement progressif, malgré les difficultés de communication, les passés douloureux de chacun, hors champs, dans un huis clos où alternent les moments de tension, d'extrême concentration et de temps libre désœuvré. Les lieux sont à la fois exotiques et indirectement familiers (la narratrice a habité à Vladivostok pendant deux ans, lorsqu'elle était enfant), les protagonistes sans liens intimes les uns avec les autres, tous à leur façon étrangers, s'épaulent sans démonstration, soudés dans la création commune. Si la narratrice a souvent le sentiment d'« en faire trop », les relations au sein de la petite troupe sont prises dans un mouvement d'ajustements constant : trouver la bonne distance, la juste complicité, la confidence nécessaire, pour par-dessus tout construire la confiance proprement vitale qui seule permet d'affronter le risque de l'acrobatie.
Il y a dans ce troisième roman, tout ce qu'on a aimé dans les précédents : cet équilibre entre gravité et légèreté, inertie et suspension. A la spectaculaire et athlétique barre russe, la romancière offre son écriture sans roulements de tambour ni poursuite, son art de la réserve, sa tonalité en mode mineur mais, plus assuré, le numéro de toute jeune romancière gagne ici en force et en amplitude sans perdre en grâce et en souplesse.
Vladivostok Circus
Zoé
Tirage: 7 OOO ex.
Prix: 16,50 euros ; 176 p.
ISBN: 978-2-88927-801-5