Un des sommets de la littérature française des années 1980, si ça ce n’est pas un argument massue pour que vous le preniez !" Petite brune au regard pétillant, Pauline brandit un exemplaire de Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès au nez des passants. Derrière elle, des cagettes transformées en présentoirs à livres, qu’on a disposées sur quelques mètres carrés de la place de la République, à Paris, entre le barnum de la cantine et un stand altermondialiste. L’homme, visiblement séduit, lui répond, gêné : "C’est que… je n’ai pas d’argent." - "Mais on ne vous en demande pas ! Prenez-le !" lui rétorque la bénévole avec un grand sourire, qui achève de convaincre le passant.
Du book-crossing militant
Faire circuler les livres comme les idées de Nuit debout, qu’on s’échange d’une assemblée à l’autre, c’est le projet de Biblio debout, une initiative associée au mouvement de contestation citoyen né à Paris le 31 mars. Le principe ? Créer un lieu d’échanges d’ouvrages qui dépasse le fonctionnement traditionnel de la bibliothèque, rappelant le système du book-crossing mais version militante. A Biblio debout, on emprunte un livre contre un autre, qui vient de son propre fonds et qu’on a envie de partager. On donne sur le moment ou plus tard, précise Pauline : "Le système est très libre, on ne contrôle pas. Il y a ceux qui viennent pour échanger, il y a aussi ceux qui apportent sans prendre, et ceux qui prennent sans pouvoir apporter."
Le collectif SavoirsCom1, à l’origine du projet, s’est inspiré des bibliothèques citoyennes et participatives nées dans les foyers de contestations populaires qui essaiment, comme celui d’Occupy Wall Street à New York ou des "Indig-nados" à Madrid : "On voulait contribuer à créer une sphère de partage. Le livre est un objet qui forge nos revendications. Et beaucoup de nos lectures viennent d’emprunts à nos amis, à de la famille. C’est une marchandise, mais c’est bien de lui donner aussi une valeur non marchande pour qu’il puisse contribuer à l’accès à la culture", explique Lionel Maurel, conservateur de bibliothèque et cofondateur du collectif.
"On a besoin de références"
Il suffit de rester quelques minutes devant l’installation pour constater que l’idée fonctionne. Robert, 65 ans, est venu déposer une dizaine de livres : "Je les ai déjà lus, je trouve ça dommage qu’ils encombrent ma bibliothèque alors qu’ils pourraient servir à d’autres", lance-t-il avant de repartir. Parmi ses dons, de la philosophie, un Traité sur la tolérance de Voltaire, Du contrat social de Rousseau… que Léa, élève en seconde, et "participante active à Nuit debout", s’empresse de glisser dans son sac quelques minutes plus tard : "Je ne l’ai jamais lu, c’est l’occasion. Dans les débats auxquels je participe à Nuit debout, on a toujours besoin de références pour être écouté et pris au sérieux." Antoine, lui, est venu offrir L’art de la simplicité de Dominique Loreau et le montre aux gens intrigués : "Si vous en avez ras le bol de notre société de consommation, goûtez ça, c’est bon pour le moral !" lance-t-il en rigolant. Les livres partent, mais les étagères restent constamment remplies. "On a vu passer plus de 200 ouvrages, et ça fait à peine trois heures qu’on est ici", se réjouit Valentin, qui paraphe chaque quatrième de couverture de l’annotation "#Bibliodebout", suivie du jour - "nuit-deboutien" - de la donation : "69 mars". "Ça me fait plaisir de voir que les gens ont envie de partager leurs lectures engagées, celles qui les ont fait venir à Nuit debout", confie le bénévole.
A quelques kilomètres de là, une autre bibliothèque participative fait rimer le livre avec la contestation, cette fois au sein de l’institution puisqu’elle a été créée en collaboration avec la Bibliothèque publique d’information (BPI). Dans les entrailles du Centre Pompidou, au premier sous-sol du bâtiment, les Anarchives de la révolte rendent hommage aux bibliothèques éphémères qui accompagnent les mouvements citoyens : "Quand j’ai eu envie de m’intéresser à l’art de la contestation pour le festival Hors Pistes, je me suis dit qu’il fallait monter une bibliothèque citoyenne, comme à Occupy", explique Géraldine Gomez, fondatrice du festival. C’était il y a un an et demi, bien avant la naissance de Nuit debout. "Cette coïncidence est très significative, elle montre combien le livre est un accompagnement naturel à la révolte. Derrière ces mouvements, il y a des penseurs qui ont théorisé tout ça, et en tant qu’institution, c’est à nous de les rendre accessibles." En Mai 68, les livres côtoyaient les barricades. "Il y a toujours eu des infokiosques dans les squats, et donc des bibliothèques participatives dans les foyers de contestation", renchérit Christine Mannaz-Dénarié, bibliothécaire à la BPI et responsable du projet. Sur les étagères, un fonds érudit qui comptait 1 000 livres au moment du lancement le 22 avril et 600 à sa fermeture le 8 mai, classés selon diverses thématiques - théories politiques, féminisme, écologie, etc. Issu de dons des éditeurs engagés et du personnel de la BPI, l’assortiment pouvait être enrichi par le public. "Apportez les livres qui vous ont donné envie de vous révolter !" pouvait-on lire à l’entrée. D’Indignez-vous ! de Stéphane Hessel à Dans la peau d’un Noir de J. H. Griffin, les choix des lecteurs sont scrutés. "On demande que chacun argumente son choix", souligne Géraldine Gomez. Pour que le fonds reste cohérent, il a donc fallu faire du tri : "On est venu m’apporter un Marivaux. Son argumentaire m’a laissé sceptique, j’ai refusé."
Pas de romans érotiques
Pas d’exclusion à Biblio debout, qui est démontée quotidiennement par les bénévoles qui remportent chez eux, chaque soir, dans leur sac à dos, les ouvrages. Même si les titres militants et engagés dominent, des livres d’art, des policiers ou des albums jeunesse ont trouvé leur place sur un bout de cageot. "On refuse les romans érotiques, mais on est très ouverts à la diversité, souligne Lionel Maurel. On s’est demandé s’il fallait retirer l’ouvrage d’Alain Finkielkraut. Finalement, on a décidé de le garder." Un penchant pour la pluralité, guidé par une volonté de valoriser le "commun", une notion chère au cofondateur. "En incitant les gens à partager les livres, et en les faisant circuler, on cristallise des pratiques de partage et on permet aux citoyens d’exercer leurs libertés fondamentales : se réunir et échanger des connaissances. On veut montrer que malgré la privatisation de la culture aujourd’hui, il existe une marge de manœuvre, et cela peut passer par le livre car, de par sa matérialité, il possède une excellente capacité à être partagé."
Alors, quand quelqu’un suggère à Valentin de marquer "gratuit" sur une pancarte, au-dessus du stand, celui rétorque : "Gratuit, ça fait référence à une valeur commerciale, et c’est justement ce qu’on refuse !" clame-t-il. Armé d’un gros feutre, le jeune homme préfère griffonner : "Des livres, mangez-en tous !"