6 janvier > Histoire Etats-Unis

Si, comme le dit joliment Charles King, le journalisme est le premier brouillon de l’histoire, l’histoire prend parfois des airs de reportage. C’est le cas avec Minuit au Pera Palace. Ce lieu qui est aujourd’hui un hôtel luxueux d’une chaîne de Dubai avec sa suite Pierre Loti ou sa chambre Greta Garbo fut entre les deux guerres mondiales fréquenté par Agatha Christie, John Dos Passos, Ernest Hemingway, Léon Trotski ou son client le plus assidu Joseph Goebbels, au temps de la gloire d’Istanbul où l’Orient-Express amenait par wagons-lits écrivains, politiciens et espions. "Personne ne comprenait mieux le monde qu’un Américain qui résidait alors au Pera Palace." Et c’est justement là que séjourna aussi Mustapha Kemal, l’homme qui transforma le pays pour le faire entrer dans l’ère d’une république moderne tout en lui conservant les saveurs de l’Orient.

D’une plume sensible et enthousiaste, ce professeur à l’université de Georgetown (Washington, DC) décrit cette société en noir et blanc saisie par le photographe Giz dont les clichés ouvrent chaque chapitre. On y perçoit ce mélange des genres, des langues entre grec, turc et judéo-espagnol, ce brassage des styles, ce patchwork de communautés religieuses où se côtoient musulmans, chrétiens, juifs et laïcs qui prennent le thé ou le raki en écoutant du jazz ou en regardant passer des jeunes filles au visage fier, la tête nue, pressées de se rendre au cinéma pour voir les stars d’Hollywood ou de Paris.

Charles King déambule avec élégance dans cette cité bruyante aux formes diverses qu’il nous montre en pleine métamorphose. Une ville, c’est un corps avec un cœur qui bat et un organe qui flanche quelque part. Le Pera Palace sera atteint en 1941 par l’explosion d’une bombe placée par les services secrets bulgares. Sur place, les victimes traduisent le cosmopolitisme de l’endroit : deux portiers juifs, des touristes anglaises, deux agents turcs en civil, un chauffeur musulman, le patron de l’hôtel d’origine grecque…

A partir de la destinée d’un grand hôtel, Charles King a signé un livre émouvant, sincère et documenté où il redit la magie des voyages en train, la nostalgie des trams, des rues encombrées d’histoires, du temps qui passe et de cet esprit de diversité et de tolérance de l’Istanbul d’alors incarné par le poète Nâzim Hikmet : "La vie n’est pas une plaisanterie/Tu la prendras au sérieux/Comme le fait un écureuil, par exemple/Sans rien attendre hors de la vie ni au-delà de la vie/C’est-à-dire : vivre tout son souci." Laurent Lemire

Les dernières
actualités