Dans la vraie vie, le père du romancier, peintre et sculpteur Mahi Binebine fut durant quarante ans le bouffon de Hassan II. Fonction à la fois enviée et redoutable, au cœur du palais royal et de ses intrigues, au plus près et au service exclusif du monarque, autocrate à la poigne de fer, tyrannique, capricieux, cruel, mais aussi fascinant. Le roman, d’ailleurs, est dédié à ce père, dont il fait le narrateur de son livre, Mohamed ben Mohamed.
Conteur, magicien, poète, homme de culture (il exige qu’on lui donne le titre de Fqih, savant), "gourmet raffiné", il est également doué d’une mémoire prodigieuse, d’esprit, et surtout d’un grand sens politique, qui va lui permettre d’échapper à toutes les jalousies, à tous les complots, même celui du général Oufkir, sanglant et férocement réprimé, auquel son propre fils aîné, Abel, cadet dans l’armée, a participé. Cela lui vaudra vingt ans de bagne, durant lesquels sa famille, sans nouvelles aucunes, l’a cru mort, avant qu’il ne revienne, fantomatique, pour se réconcilier avec son père, qui l’avait renié. La trahison d’Abel aurait pu valoir la mort à Mohamed. Il n’a subi qu’un déshonneur et une disgrâce momentanée, comme si son maître, qu’il nomme Sidi, ne pouvait se passer de lui, de ses conseils, de sa liberté de ton. Surtout, vers la fin de sa vie, lorsqu’il lutte contre le cancer qui va l’emporter. Mohamed est l’un des rares à être encore admis en sa présence. Dans cette atmosphère crépusculaire, une sorte d’amitié est née, entre deux simples humains, et c’est la morale de ce roman tout empreint de sagesse orientale. Jean-Claude Perrier