« Les élections, ça m’a fait un coup ». Dans l'une des salles de réception du Musée national de l’histoire de l’immigration, qui organisait ce jeudi 20 juin une soirée intitulée « Immigration : de quoi avons-nous peur ? », le souvenir des résultats électoraux des européennes s’invite dans les conversations. Mais lorsque, vêtue de rouge et le regard grave, Constance Rivière, directrice du Palais de la Porte Dorée, se saisit d’un micro, la tribune, plus que comble, fait silence. « Comme Ariane Mnouchkine, que j’ai lue il y a peu dans une tribune, je me demande : qu’avons-nous raté pour que le débat public sur l’immigration soit autant pollué d’idées fausses et de rejet ? » s’interroge-t-elle, avec l’impression d’avoir échoué à sa mission. Pourtant, inaugurée en grandes pompes il y a près d’un an, la nouvelle galerie permanente du Musée a reçu plus de 250 000 visiteurs. Un taux de fréquentation record. « L’immigration est au cœur de notre histoire commune, de l’histoire française », rappelle la directrice. Mais alors, que peuvent les acteurs culturels pour la réhabiliter ?
« La France croit qu’elle est un tableau de Renoir, alors qu’elle a la gueule d’un Picasso »
D’abord, ne jamais renoncer à l’humour. Un joli tour de force savamment exécuté par le journaliste Raphaël Yem, qui anime la scène ouverte et offre, entre deux histoires lourdes de gravité, un joyeux répit. Puis, tout de même, rappeler quelques chiffres. « Pour répondre à la peur par la connaissance », explique Anaël Adary, président de l’institut Occurrence. « En réalité, plus de 40% de la population française a un rapport très proche à l’histoire de l’immigration. À ceux qui ont peur d’un grand remplacement, je dis qu’il est déjà trop tard, nous sommes dans la diversité », ajoute, flanqué d’un sourire amusé, le démographe Patrick Simon.
Escorté par un cortège de rires, Rachid Benzine, politologue et auteur du Silence des pères (Seuil) surenchérit : « La France croit qu’elle est un tableau de Renoir, alors qu’elle a la gueule d’un Picasso ». Celui qui raconte dans son ouvrage la schizophrénie des immigrés, tiraillés entre mémoire et oubli, entend bien combattre les « contre-vérités de l’histoire de France diffusée par l’extrême droite ». Mais de quoi avons-nous peur ? Comment expliquer que les faits et la raison des Lumières échouent à endiguer les discours fallacieux ? « Ces gens ont peur de voir la société se transformer. Il nous faut répondre au mythe d’une identité sacralisée, par un autre récit. Nous devons mener une bataille des imaginaires », répond cet ancien professeur de lycée.
« De quoi avons-nous peur ? »
« Aujourd’hui, on doit encore se battre pour une histoire qui a existé », poursuit Aissata Seck, directrice de la fondation pour la mémoire de l’esclavage. Connue pour son engagement en faveur de la mémoire des tirailleurs sénégalais, elle aussi défend la création d’un récit national « riche de diversité » avec des incarnations représentatives. Mais derrière son ton ferme, l’épuisement est palpable. Et elle n’est pas seule. Invitée à la soirée, la réalisatrice Alice Diop, récompensée de l’Oscar du meilleur premier film pour Saint Omer (2023) s’excuse, dans une vidéo pré-enregistrée, de « ne pas avoir la force d’être ici ».
C’est donc l’écrivaine Cloé Korman qui prend la relève. Finaliste du prix Goncourt en 2022 pour Les Presque Sœurs (Seuil), qui raconte l’histoire des trois cousines de son père assassinées sous le régime de Vichy, elle s’installe au pupitre, le visage sous un halo de lumière blanche. Dans un long texte qu’elle a écrit, et dont la colère émane, elle nomme et accuse : la remise en cause du droit du sol, la ségrégation des écoles, la violence de la police, le racisme dans les médias, la loi asile et immigration. « Un mouvement de fond complaisant […], dit-elle. D’ailleurs de quels étrangers parle-t-on ? Depuis si longtemps, on nous assigne à la haine. Étrange sentiment, car dans la haine, son objet est flou. Est-ce le migrant clandestin ou non ? Est-ce l’immigré, les enfants ou petits-enfants d’immigrés ? Les musulmans, les juifs ? Cela flotte. L’objet change. Il se modifie en permanence, mais la haine, elle, subsiste ». La salle se fige, l’émotion crève le silence. L’espace d’un instant, les cœurs semblent battre à l’unisson.
« Qu’on fasse les efforts ou non, ça reste difficile de s’intégrer »
Après cela, difficile pour les intervenants de rejoindre la scène. Mais le comédien Adama Diop, auteur de la pièce Fajar ou l’odyssée de l’homme qui rêvait d’être poète, s'y résout, quoique las des débats sur l’immigration et l’intégration, « ces labels dont on ne sait plus ce qu’ils veulent dire ». Le duo Mahir Guven, prix Goncourt du premier roman pour Grand frère (Philippe Rey) et éditeur de La Grenade chez JC Lattès, et Aïla Navidi, autrice du spectacle 4 122 Km, oscille entre sarcasme et revendications. « Je suis plusieurs et je ne veux pas changer », crie l’héroïne de la dramaturge, inspirée de sa propre vie. Les deux artistes rappellent que les réfugiés politiques « ont toujours l’espoir du retour » : Mahir Guven, dont les parents militants étaient la cible d’attaques, jusqu’à ce que son père soit assassiné ; Aïla Navidi, à qui l’on a toujours fait miroiter un retour en Iran. « D’ailleurs, tous les asiles ont quelque chose de politique », affirment-ils, d’une même voix.
Artistes, chercheurs, dont la géographe et commissaire de l'exposition Camille Schmoll ou militants, comme Inès Seddiki, tous tentent un à un de démentir les stigmates, de nourrir la réflexion, d’agir sur les mentalités. Chacun livrant un bout de son histoire, de son travail ou de ses espérances. « J’ai peur », lance une jeune fille du public. « Aujourd’hui, je suis voilée. Mais ma grand-mère, lorsqu’elle est arrivée, avait la coupe à la garçonne et se rendait tous les dimanches matin au marché. Vous voyez ce que je veux dire ? Qu’on fasse les efforts ou non, ça reste difficile de s’intégrer ». Preuve que la culture doit peut-être encore s’affranchir de ces moments suspendus pour mieux se frotter à l’épreuve de la réalité.