Ses yeux noirs, son nez aquilin, sa longue chevelure sont devenus sa signature. Plus qu’une image, l’artiste serbe Marina Abramovic est une sculpture vivante. Au MoMA de New York, en 2010, lors de sa performance "The artist is present", elle s’assoit silencieuse et immobile pendant 736 heures et trente minutes invitant le spectateur à prendre place sur une chaise en face d’elle. Née en 1946 à Belgrade en ex-Yougoslavie, la body artist avait percé grâce à ses premières pièces dans les années 1970, testant les limites de son propre corps et l’utilisant comme n’importe quel médium : se coupant en jouant au jeu de couteau, ce jeu de dextérité où il s’agit de planter très rapidement la lame entre ses doigts écartés (Knife act, 1973-1993) ; s’exhibant nue parmi d’autres objets et mettant son corps à disposition pour que les visiteurs puissent le parer à leur guise (Rythme, 1974) ; prenant des psychotropes pour constater leurs effets (Rythme 2, 1974) ou encore criant jusqu’à n’avoir plus de voix (Freeing the voice, 1975). Douleur, sexualité, féminité, brouillage des pistes de l’identité et du genre, des genres art/mode… Marina Abramovic a exploré ces thèmes, seule, ou en collaboration avec l’artiste allemand Ulay, l’acteur américain James Franco ou le styliste italien Riccardo Tisci.
Dans Traverser les murs, Marina Abramovic, si souvent muette dans ces happenings, se livre - de l’enfance dans la Yougoslavie sous Tito aux expositions internationales, dont la biennale de Venise de 1997 où elle reçut le lion d’or de la meilleure artiste. Marina Abramovic naît au sein de la "bourgeoisie rouge", les parents sont d’anciens partisans communistes qui ont combattu les nazis et font partie de la "nomenklatura". Privilèges et domestiques ne font pas oublier à la jeune fille la grisaille du régime. De plus, il y a des dissensions conjugales : la mère d’un milieu riche avant-guerre est une intellectuelle (elle la force à lire tout Proust) très stricte ; le père, quoique militaire, est plus fantasque (lors de l’absence de la mère, il installe une balançoire en plein salon)… C’est aussi un don juan qui ne cesse de tromper sa femme. C’est à partir de ce terreau plein de contradictions (il faut ajouter au tableau une grand-mère extrêmement pieuse qui va à l’église tous les jours) et de tension (la frustration d’une mère, qu’elle ne découvrira qu’à sa mort) que la jeune Marina va faire croître son art, de la peinture, qu’elle renie aujourd’hui, à ses œuvres performatives où le corps prend toute sa place, et qui l’ont rendue célèbre. Sean J. Rose