Difficile d’être son propre archiviste. Surtout quand on est historien. Que retenir, que dévoiler pour la bonne compréhension de soi ? Georges Duby (1919-1996) en avait fait l’expérience dans un volume intitulé Essais d’ego-histoire (Gallimard, 1987). A l’instigation de Pierre Nora, il avait donné un texte écrit à la première personne dans lequel il revenait sur son parcours, toujours avec ce style élégant et fluide si rare chez les universitaires. Dans les archives de L’Imec (Institut Mémoires de l’édition contemporaine), Patrick Boucheron a retrouvé une première version de ce récit de soi, écrit cette fois à la troisième personne. Georges Duby l’avait abandonné en craignant de paraître prétentieux.
Les lecteurs peuvent désormais comparer ces deux textes. La seconde version est plus "ego" que la première qui tente de rester dans l’histoire de soi, sans toutefois vraiment y parvenir. Dans son analyse, Patrick Boucheron évoque ces petits "embarras de la mémoire". Duby en est bien conscient. "Ecrire une biographie est risqué mais instructif." Elle pose de nombreuses questions à celui qui veut révéler le passé. Comment intégrer la part de hasard qui se manifeste dans toute existence ? Où situer la frontière entre le public et le privé pour expliquer un itinéraire, par discrétion sans doute. Jamais, dans ces deux textes, Georges Duby ne fait allusion à sa femme Andrée, avec laquelle il signa Les procès de Jeanne d’Arc (Gallimard, 1973).
On voit bien la difficulté à se livrer entièrement. L’historien mise donc sur le style pour saisir la vérité des choses au travers de la vérité des mots, comme l’explique Pierre Nora dans sa préface. "Etre, en même temps qu’historien et pour être historien, écrivain." Patrick Boucheron a lui aussi une formule pour exprimer ce rapport qu’il entretient lui-même avec le jeu des phrases : "On nomme littérature la fragilité de l’histoire."
Le volume dirigé par Jacques Dalarun et Patrick Boucheron, tiré d’un colloque qui s’est tenu à la Fondation des Treilles en 2012, explore de manière scientifique ce fonds Georges Duby conservé à l’abbaye d’Ardenne. Si l’ouvrage est destiné à un public plus averti, on voit bien que les problématiques sont les mêmes que celles qui sont brillamment présentées dans Mes ego-histoires. Dès qu’il est question de soi, l’historien succombe à la tentation de se regarder comme un autre. Se prendre pour sujet, il n’y a rien de plus compliqué. Laurent Lemire