On le sent libéré d’un poids. Non pas celui de la Grande Guerre à laquelle il a consacré des travaux majeurs, mais celui de la famille : un grand-père poilu peu sympathique, et surtout un père confit dans le surréalisme qui a réinvesti cette violence du front dans la révolution et les idées. D’un traumatisme l’autre. De tout cela il a tiré un texte émouvant, tendu comme la corde d’un arc, écrit d’une traite en deux semaines.

« J’ai voulu montrer comment la guerre fracasse les relations père-fils sur trois générations. » C’est réussi. Le vacarme n’est plus celui des armes, mais celui du drame. Quelque chose d’amer et de tendre à la fois. On saisit combien ce travail sur cette violence vécue a permis à Stéphane Audoin-Rouzeau d’appréhender sa propre famille, notamment son grand-père qui ne s’en est jamais remis et son père qui en fut une victime à son tour.

La guerre fabrique des pères faibles qui ne donnent pas toujours des enfants forts. A dessein, Stéphane Audoin-Rouzeau s’est fabriqué une solide armure. Les études d’abord, le professorat à l’université, des ouvrages de référence comme 14-18, retrouver la guerre (Gallimard, 2000) ou Combattre (Seuil, 2008), un poste de directeur d’études à l’EHESS depuis 2004, la présidence du Centre international de recherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne et une pratique constante des arts martiaux.

Son père, Philippe Audoin (1924-1985), s’est laissé dévorer par le surréalisme qu’il voyait comme un horizon indépassable. André Breton fut sa pythie. Essayiste au style brillant, on lui doit un livre, Les surréalistes, paru en 1973 au Seuil, des quantités d’articles et des Mémoires inédits déposés à l’Imec. « Mon père voyait énormément de choses. » On sent l’admiration poindre derrière le propos ou lorsqu’il évoque ce saisissant portrait d’André Breton : « Grâce à lui, j’ai un meilleur œil. C’est de lui que vient mon goût de l’objet, son authenticité, sa patine, son passé. »

Pour ses deux sœurs cadettes, la romancière Fred Vargas et l’artiste-peintre Jo Vargas, le surréalisme fut vécu comme une malédiction familiale qui a emporté ce père dans la désillusion, l’alcool et l’oubli de vivre. Pas pour lui. D’où cette prose sèche, sans apitoiement, mais non sans émotion. On imagine le tremblement sur le clavier au moment de décrire la scène où il conduit son père à l’hôpital. « Quelle histoire ! » lui dit-il. Ultime phrase. Il meurt au petit matin. D’où cette tentative d’explication avec ce passé, 14-18 et la disparition du point d’exclamation dans le titre.

 

 

Entre ego-histoire et mémoire

. « J’ai failli l’appeler “Adieu à la Grande Guerre?. J’ai attrapé le problème dans son centre, là où ça fait mal, le deuil, la violence, les traumatismes, les blessures. » Il parle de la guerre, mais on comprend aussi la famille. « J’ai compris mon père et je suis éperdu de regrets. » L’art de la guerre, c’est celui de s’en sortir. Inextricable imbroglio de mots, de sensations, de trop-dit et de non-dit. Stéphane Audoin-Rouzeau exprime tout cela avec la sensibilité d’un historien qui ne veut pas trop concéder à sa méthode tout en sachant que les règles sont faites pour être contournées, même dans la prestigieuse collection « Hautes études ». Entre égo-histoire et mémoire familiale, il invente un genre qui emprunte autant à la littérature qu’aux sciences humaines. On y trouve ce passage surprenant avec ces surréalistes pris dans le tourment de Mai 68, cette mimesis de guerre avec ses barricades, ses positions à tenir, sa violence dans les mots, mais pas de morts à la différence des conflits qu’il a étudiés, jusqu’à la brutalité ultime des génocides comme ce fut le cas au Rwanda, pays où il s’est rendu pour tenter de comprendre ce qui ne s’explique pas.

 

Il y a de l’âme dans ce livre d’histoire et du savoir dans ce récit sans larmes. Tout y est retenu. La rébellion de l’auteur est dans le discours sur la guerre, le sens de la commémoration, la mémoire et le sens de l’histoire. Les familles aussi sont des champs de bataille. En se penchant sur la sienne, Stéphane Audoin-Rouzeau a écrit l’un des beaux textes de cet automne où l’édition et l’Université s’apprêtent à festoyer autour d’une catastrophe. Une autre manière de parler de la faim de l’histoire…

Laurent Lemire

Quelle histoire. Un récit de filiation (1914-2014), de Stéphane Audoin-Rouzeau, Seuil, 160 p., 17 euros, ISBN : 978-2-02-110445-5. En librairie le 29 août.

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