Avant-critique Roman

Anouk Schavelzon, "Le bleu n'abîme pas" (Seuil)

Anouk Schavelzon, Le bleu n'abîme pas, Seuil - Photo © Bénédicte Roscot

Anouk Schavelzon, "Le bleu n'abîme pas" (Seuil)

L'héroïne d'Anouk Schavelzon chante son mal-être et raconte ses relations gangrenées par les fantasmes d'exotisme qu'on projette sur elle.

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Par Sean Rose
Créé le 28.06.2024 à 09h00

De l'inconvénient d'être métisse. Nappy hair est une expression péjorative pour désigner en anglais la chevelure crépue des personnes racisées d'origine africaine, nappy faisant référence à une toile en matière fruste. Aujourd'hui nombre d'Africains subsahariens et d'Afro-Américains se réapproprient ce syntagme et le style capillaire naturel. Luna, la narratrice métisse du premier roman d'Anouk Schavelzon, Le bleu n'abîme pas, est fière d'avoir hérité de sa mère et de son grand-père maternel ces beaux cheveux frisés qui coiffent son chef d'une auréole touffue. Fière, elle l'est également de sa peau mate que les gènes des deux côtés de sa parentèle lui ont léguée. Même si des nuances de noir et de marron chez les métis il y en a moult et qu'elle a les yeux bleus, elle n'ergote pas quand il s'agit de se définir comme non-Blanche. N'entre pas dans la catégorie « caucasienne ». Le voudrait-elle qu'elle n'y parviendrait pas, tant le métissage et ses fantasmes d'exotisme attenants ont la dent dure - notamment les crocs des prédateurs mâles dont Luna est le genre de beauté.

Luna aime aller danser. Ambiance nuit électronique. Pause cigarette. Dans le fumoir de la boîte où s'agglutinent les accros à la nicotine, un garçon l'aborde et ne peut s'empêcher de lui demander d'où elle vient alors même qu'elle lui a répondu qu'elle était parisienne. Oui mais d'où, insiste-t-il en touchant ses cheveux et se collant à elle. Se frottant contre son dos, il lui susurre des compliments salaces, lui dit combien la beauté métisse l'excite. En Luna bout un sentiment mêlé de honte et de colère, mais loin d'être déconcertée, voilà que, telle une judoka ployant sous le poids de son adversaire, elle déstabilise le harceleur en cédant à ses avances. Et de l'échauffer jusqu'au paroxysme. Il jouit, tout honteux, devant l'assemblée de fumeurs... L'épisode pourrait compter comme une victoire. Victoire à la Pyrrhus. Pour un dégueulasse vaincu, combien d'autres sont à venir, tant sont venus... Alors il faut accepter : « Peins ta honte en bleu, peins tes amours déçues en bleu. [...] Peins les mauvais souvenirs en bleu au lieu de te mordre la joue [...]. Peins tes yeux en bleu quand ils voient rouge. Pense bleu, parle bleu. Ris bleu. »

Dans ces confessions âpres et poétiques livrées à la deuxième personne (tel un long monologue intérieur), la narratrice dit sa place malaisée - sa condition mulâtre, le fait d'être entre deux eaux, mélangée par son sang mais aussi socialement peu assignable... Elle déclare à sa mère qui les élève, seule, elle et sa sœur, qu'elles sont « des bobos ». La mère rétorque que, toute prof de philo qu'elle est et occupant un appartement HLM dans le XIIe arrondissement, non, certainement pas ! Ses « ami.e.s engagé.e.s » qui vont manifester contre le racisme, la seule non-Blanche du groupe ne se sent pas de les rejoindre... À la violence intériorisée s'ajoutent des motifs subsidiaires (le rapport avec sa sœur dont elle partage la chambre, la charge mentale de la mère, sa propre blessure narcissique)...Si ces thématiques ne sont pas neuves, la texture de son écriture est si distinctive que l'universel se singularise, et inversement. C'est une matière à la fois soyeuse et crissante, un chant lyrique et syncopé, entre slam et mélopée.

Anouk Schavelzon
Le bleu n'abîme pas
Seuil

Tirage: 6 000 ex.
Prix: 19,50 € ; 240 p.
ISBN: 9782021562699

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