Les passants du 93. « J'avais voyagé sur des continents lointains, j'avais exploré des villes et des îles, mais j'étais restée aveugle à l'inconnu, au mystère tout près de chez moi. » Installée à Paris dans le 19^e arrondissement, l'écrivaine allemande Anne Weber fait le récit de ses pérégrinations pédestres à la découverte de l'un des départements qui borde la capitale française : la Seine-Saint-Denis. Ce déplacement de l'intra-muros à ses banlieues, fantasmées par certaines populations parisiennes ou provinciales comme des espaces à problèmes où vivraient des criminels et dont certains politiques ont explicitement dit qu'ils aimeraient les voir « nettoy[és] au Kärcher », est une véritable ode à sortir de nos conforts endogamiques pour partir à la rencontre d'une altérité familière, voire familiale.

« Il ne faut jamais voyager dans un pays sans ses habitants. » Cet adage, emprunté à son ami documentariste franco-algérien Hocine, se fond en elle lorsque, précisément aux côtés de cet ami, elle se balade dans les quartiers où il a grandi. Ainsi passe-t-on du cimetière musulman de Bobigny - où est enterré Boughera El-Ouafi, le premier champion olympique français d'origine africaine, oublié de l'histoire et assassiné après avoir vécu dans la misère -, à la cité des 3000, en passant par la maison dans laquelle Albert Uderzo a créé le personnage d'Astérix et imaginé le village gaulois résistant à l'occupation romaine. Anne Weber relate les dialogues qu'elle tisse avec les personnes qu'elle a rencontrées avec Hocine dans les différents quartiers traversés ou dans le bar de Rachid, un Kabyle né en France. Elle retranscrit les crispations, les oublis, les souvenirs, les dénis, les liens de ces habitants avec leur histoire. « C'est quoi, ce monde de merde où on arrête les enfants alors qu'on fiche la paix à Bernard Arnault qui a encore engrangé des millions ? », demande Hocine lorsqu'il observe des policiers s'en prendre à des jeunes qui tentent de défendre un autre garçon, probablement un « chouffeur » (adolescent chargé de prévenir les dealers de l'arrivée des forces de l'ordre), poursuivi par les policiers à coups de matraques télescopiques.

À travers son parcours, qui fait écho à celui que François Maspero avait relaté dans son journal de bord Les passagers du Roissy-Express, Anne Weber revient sur l'histoire coloniale de la France, notamment en Algérie, cent trente ans d'histoire à jamais inscrite sur ces territoires marginalisés. La grande force de son récit réside dans la manière dont elle remet en question sa propre position, l'endroit d'où elle parle, pour désigner et décrire celui où elle se trouve en se posant la question : « Pourquoi ces contrées si proches et pourtant si étrangères ne semblaient-elles exercer aucun attrait sur moi ? »