FIBD 2025

À Angoulême, la consécration de la BD espagnole

À Angoulême, l’Espagne a régné en majesté aux quatre coins de la ville. - Photo Olivier Dion

À Angoulême, la consécration de la BD espagnole

En vedette lors de la 52ᵉ édition du festival d’Angoulême, le 9ᵉ art ibérique a enfin bénéficié d’une reconnaissance internationale après les nombreuses résistances qui ont jalonné son histoire. Soutenu par le gouvernement espagnol et porté par une nouvelle génération d’artistes, le genre a fait la démonstration d’une renaissance en pleine effervescence.

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Par Elodie Carreira, Adèle Buijtenhuijs, Antoine Masset
Créé le 01.02.2025 à 19h16

Pour sa 52ᵉ édition, le festival d’Angoulême s’est mis à l’heure espagnole, la langue de Cervantès s’invitant par-delà les remparts de la capitale du 9e art. Du Musée de la BD au parvis de l’Hôtel de ville, la bande dessinée ibérique s’est affichée en majesté, dévoilant au public français son incroyable résistance face à de nombreuses crises politiques et économiques, comme l’émulsion créative d’une nouvelle génération prête à en découdre.

« C’est vraiment un honneur pour l’Espagne d’être le pays invité de ce festival. Nous sommes là avec plus de 100 auteurs pour qui la présence à Angoulême est presque historique », a déclaré le ministre espagnol de la Culture, Ernest Urtasun, venu spécialement pour l’occasion.

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Sur le parvis de l'Hôtel de ville d'Angoulême, une rétrospective présente l'évolution historique de la BD espagnole.- Photo ANTOINE MASSET

Et cette mise en lumière ne se limite pas à l’Hexagone : convive de marque lors des foires du livre de Francfort en 2022, puis du Panama et de Guadalajara (Mexique) en 2024, l’Espagne sera également consacrée à Bogotá (Colombie) en 2025. 

La « Movida », âge d’or de l’historieta espagnole

Cette reconnaissance, la BD espagnole et ses représentants l’ont gagnée à la sueur de leur front, survivant à de nombreux obstacles qui ont freiné l’éclosion du secteur. Médium de choix avant la guerre civile, le « tebeo » a connu un premier âge d’or sous la dictature franquiste, avec une pluralité de personnages, tantôt conquérants - El Capitán Trueno (Víctor Mora et Ambró), El Guerro del Antifaz (Manuel Gago) – tantôt à l’humour décapant - Zipi y Zape (José Escobar), Mortadelo y Filemón (Francisco Ibáñez) – ligne éditoriale de l’hebdomadaire pour enfants Pulgarcito.

« Les auteurs et dessinateurs de BD ont tout de même vécu une importante compression sous le franquisme », nous apprend Jean-Luc Fromental, directeur de Denoël Graphic. « Il y avait effectivement une petite publication de titres un peu underground, mais très loin de l’explosion du marché français qui s’ouvrait à un public plus adulte », complète-t-il, situant l’ébullition espagnole à la « Movida », mouvement culturel né sur les cendres de l’Espagne fasciste, et autour de la parution d’El Vibora, périodique fondé par Javier Marisca.

Antonio Altarriba, pointure du 9ᵉ art espagnol

En France, le patron de Denoël Graphic ne découvre que bien plus tard ces maestros du renouveau de la BD ibérique. Parmi eux, Antonio Altarriba, ancien professeur de littérature française à l’université du Pays basque, spécialiste de la bande dessinée et scénariste hors pair. « Je l’ai découvert avec L’Art de voler, qui est l’œuvre la plus vendue de la collection », détaille Jean-Luc Fromental.

Bouleversé par le suicide de son père, républicain exilé après la victoire de Franco, l’auteur retrace son existence dans une époustouflante épopée espagnole. Publié pour la première fois en français en 2011, le titre est suivi de son envers, L’aile brisée en 2016.

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L'Espagne a été l'invitée d'honneur du FIBD 2025 sous le slogan "Vignettes de talents".- Photo ANTOINE MASSET

Le scénariste s’illustre également avec le trio Moi, assassin (2014), Moi, fou (2018) et Moi, menteur (2021), crayonné par le dessinateur Keko, également partisan de la « Movida » et auteur du très obscur Contrition (2023). Dernière œuvre majeure d’Antonio Altarriba, Le ciel dans la tête (2023), réalisé avec Sergio Garcia Sanchez, a été couronnée par le Grand prix de la critique ACBD 2024.

Aujourd’hui, Jean-Luc Fromental est d’ailleurs le primo-éditeur du scénariste originaire de Saragosse, qui dispose tout de même de ses droits espagnols. « À l’époque, Altarriba est venu en France parce que les conditions financières en Espagne ne lui permettaient pas de produire des albums longs et denses. Pour les auteurs espagnols, l’arrivée en France a longtemps été une sorte de permis libertaire », explique l’éditeur.

La fuite des cerveaux

Ce phénomène, illustration de l’attractivité du savoir-faire français, a notamment permis aux auteurs de la péninsule ibérique de faire carrière dans la bande dessinée, sur le marché franco-belge, en bénéficiant d’une large reconnaissance et d’une situation économique confortable. Parmi ces derniers, qu’on appelle aussi « Los Pif » en référence à Pif le chien, personnage créé par José Cabrero Arnal pour L’Humanité (1948), on connaît bien le duo Juan Díaz Canales et Juanjo Guarnido, pères du carton-plein Blacksad (Dargaud), Ana Mialles pour Djinn (Glénat), José Luis Munuera, réalisateur avec Jean-David Moran de la série Spirou et Fantasio (Dupuis), Miguelanxo Padro et son adaptation de Pierre et le loup (Casterman) ou plus récemment l’illustratrice Bea Lama avec Des maux à dire (Sarbacane).

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Sur le Marché international des droits, la délégation espagnole fait état de la richesse éditoriale du 9e art ibérique.- Photo OLIVIER DION

Pourtant, depuis une petite poignée d’années, la tendance tend à évoluer. « En 2020, il a semblé plus qu’important, pour les professionnels et représentants du secteur, de pouvoir communiquer au gouvernement tout ce qui se passait dans le milieu de la BD. Nous nous sommes donc réunis en visio et avons créé la "Sectorial del Cómics", une association visant à améliorer la diffusion et la croissance du 9ᵉ art en Espagne », nous explique Emilio Gonzalo Mallo, secrétaire général de ce nouvel organisme.

Un art désormais soutenu par les institutions

Véritable représentante de la filière auprès des institutions, l’association s’est donc rapprochée des pouvoirs publics et de différents groupes parlementaires pour faire la démonstration des enjeux du secteur et obtenir des soutiens. Épaulée par l’ensemble des partis et les représentants du secteur, l’association a notamment pu élaborer un « Livret blanc » de la BD en Espagne, dévoilé le 18 janvier dernier.

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Le Livret Blanc de la BD espagnole fait état de trois ans d'étude sur l'ensemble de la filière.- Photo EC

Présentée par le ministère de la Culture, la Sectorial et la direction générale du livre, de la bande dessinée et de la lecture (qui a d’ailleurs tout récemment ajouté la mention « bande dessinée » dans son intitulé), cette étude d’ampleur fait état des forces et faiblesses de la filière, composée par quelque 1000 créateurs, plus de 80 maisons d’édition, 200 librairies et 122 manifestations dédiées.

D’après le rapport, plus de 4 600 nouvelles bandes dessinées sont publiées chaque année en Espagne, générant un chiffre d’affaires d’environ 130 millions d’euros, soit environ 7 % du marché éditorial espagnol, hors manuels scolaires, en valeur et environ 10 % en volume.

Une progression notable selon Emilio Gonzalo Mallo, qui s'accompagne également d’une augmentation de 3 % du lectorat de BD en 2024 : « Bien sûr, il y a encore de nombreux efforts à fournir, mais la BD n’est désormais plus une lecture réservée aux jeunes, elle devient un art et une culture populaire ».

« Notre objectif est d’être présent tous les ans à Angoulême »

En à peine cinq ans, la Sectorial a en effet déployé pléthore d’actions contribuant à la démocratisation des habitudes de lecture de la BD espagnole. Parmi elles, l’élaboration du Livret blanc, la mise en place de lectures BD obligatoires dans les établissements scolaires, la création d’une journée dédiée au 9e art fixée au 17 mars, mais aussi la mise en lumière de l’Espagne à Angoulême.

« Le rapprochement entre la Sectorial et le gouvernement central est le fruit d’une décision politique qui consiste à vouloir valoriser la BD espagnole, et notre présence à Angoulême est le point culminant de cet effort commun », acquiesce Elia Feuillas, conseillère à la direction générale des affaires culturelles de la présidence du gouvernement espagnol. En juillet 2024, Franck Bondoux, délégué général du festival d’Angoulême s’était en effet déplacé à Madrid pour ratifier un accord avec le ministère de la Culture ibérique, en vue de la formalisation de cette mise à l’honneur.

« Notre objectif est désormais d’être présent tous les ans à Angoulême, à minima sur le Marché international des droits », fait savoir Emilio Gonzalo Mallo. Un chantier parmi d’autres, pour le représentant associatif qui travaille aussi, en interne, à mettre en œuvre des cycles de formation professionnelle pour les jeunes, et œuvre à la création d’aides spécifiques pour que le pays puisse limiter l’émigration de ses talents.

La relève en ébullition

« Évidemment, nos auteurs s’inspirent du manga, des super-héros, de la franco-belge, mais notre création nationale n’a finalement rien à voir avec ce qui se fait ailleurs, et c’est ce que nous voulons montrer », poursuit-il. Et pour s’en rendre compte, rien de mieux que l’exposition « Constellation graphique » au Musée d’Angoulême, qui présente le travail de neuf autrices (Bàrbara Alca, Marta Cartu, Genie Espinosa, Ana Galvañ, Nadia Hafid, Conxita Herrero, María Medem, Miriam Persand, Roberta Vázquez), voix d’une nouvelle génération qui bouleverse les canons de la BD, tout en humour et en couleur.

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