Un génie retrouvé. Depuis sa mort à Rome en 1990, Alberto Moravia subit, de ce côté-ci des Alpes, une sorte de purgatoire, alors que ses confrères Italo Calvino ou Pier Paolo Pasolini - son presque frère, le compagnon de tous ses voyages, dont la mort tragique en 1975 l'a dévasté -, bénéficient sans cesse de rééditions, d'études nouvelles.
Spécialiste de l'Italie, éditeur, traducteur, René de Ceccatty s'est donc attelé à une tâche de Romain (comme Moravia) : donner à lire un large échantillon de l'œuvre gigantesque du génie italien, qui a commencé à publier dès 1927, à 20 ans, et a déployé durant toute sa vie une folle activité créatrice à travers ses deux genres de prédilection : le roman et la nouvelle.
L'éditeur y a ajouté ses Lettres à Elsa Morante, son épouse durant vingt ans, elle-même écrivaine majeure, une femme entière, volcanique, méprisante, infidèle, avec qui les relations furent plus que tumultueuses. Elle détestait en particulier Pasolini. Mais, même après leur séparation officielle en 1954 et le départ de Moravia en 1963, elle n'a jamais voulu divorcer, ils sont restés liés, se sont écrit jusque dans les années 1980. Difficile de dater exactement, les lettres ne le sont pas toutes. Par ailleurs, afin de ne pas s'encombrer, Moravia avait détruit celles d'Elsa, tandis que celle-ci conservait les siennes. Résultat : cent lettres de lui, et seulement dix d'elle. Elle le lui avait d'ailleurs vertement reproché en 1964 après leur séparation. À la décharge de Moravia, à aucun moment il n'avait envisagé que leur correspondance serait publiée. D'où ce côté intimiste, attendrissant, où il se plaint qu'il n'arrive jamais à la joindre, qu'elle le néglige pour d'autres - elle tomba notamment follement amoureuse de Luchino Visconti, en vain, ou d'un jeune peintre américain, Bill Morrow, qui se suicida à New York en 1962. Il lui raconte ses voyages, ses projets, tout en l'encourageant à faire son œuvre. Un Moravia inattendu, loin de l'image égocentrique, hautaine, que l'on garde de lui.
Parmi ses romans, René de Ceccatty n'a pas choisi les plus connus, mais les plus emblématiques de sa manière, où la fiction se nourrit de l'autobiographie : La Romaine, La désobéissance, Le conformiste et La Ciociara, œuvres de la maturité, publiées de 1947 à 1957, centrées autour d'épisodes personnels.
Parmi ses nouvelles, genre où Moravia a excellé, René de Ceccatty en a sélectionné et traduit trente, depuis sa toute première, « Lassitude de courtisane » (1927), jusqu'à deux très étonnantes. « Romildo », écrite en 1989 et jamais publiée, est une nouvelle « pasolinienne » où un bourgeois « mou » de 43 ans refuse un matin de faire l'amour more Graecorum à sa femme, avant de se faire draguer sur la plage par un ragazzo blond, boiteux, vénal, qui se travestit. Mais tout le monde demeurera frustré... Dans « Palocco », parue en 1990, il est aussi question d'homosexualité - le gentil marchand de fourrures M. Gesualdo, « un saint », a pour amant un jeune voyou, « chat enragé »-, d'une pauvre infirmière illuminée qui raconte sa vie à son chien mort (Palocco) et tente de séduire M. Gesualdo. On imagine le résultat. Ici encore, frustration, et fin en queue de poisson. Alors que la littérature italienne est à l'honneur en France ce printemps, il faut redécouvrir Moravia.