Entretien

Alain Névant et Stéphane Marsan (Bragelonne) : "On fait de l'édition entre copains"

Alain Névant et Stéphane Marsan (Bragelonne) : "On fait de l'édition entre copains"

A l'origine, Bragelonne, c'est l'histoire d'une bande de copains qui voulaient "juste" publier un peu de fantasy. Dix ans après sa création, la maison est devenue leader sur le marché des littératures de l'imaginaire, publie environ 250 titres par an et réalise 10 millions d'euros de chiffre d'affaires. Ses deux fondateurs, Stéphane Marsan et Alain Névant, expliquent comment ils gèrent cette croissance fulgurante.

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avec Créé le 06.03.2015 à 20h04

Livres Hebdo - Vous avez créé Bragelonne ensemble il y a dix ans. Quel était votre projet original ?

Stéphane Marsan, directeur éditorial.- Photo OLIVIER DION

Alain Névant - Quand nous avons monté la maison, à aucun moment dans nos projections nous n'avons imaginé en arriver là. Notre rêve était modeste : arriver à faire un ou deux romans par mois, et porter la fantasy un peu plus loin sur le marché français. Stéphane Marsan et moi-même avons été enseignants avant de travailler dans l'édition, nous avions la volonté de vulgariser le genre. Alors nous avons commencé en ressortant les oeuvres canoniques, comme celle de Terry Brooks, en faisant un peu d'archéologie avant d'amener de nouveaux auteurs. Tout de suite, on s'est demandé comment accompagner le lecteur français dans la construction de son parcours de lecture.

Alain Névant, gérant.- Photo OLIVIER DION

Stéphane Marsan - Il fallait en effet créer un marché pour la fantasy, lui donner un prestige qu'elle n'avait pas. En dix ans, nous avons petit à petit commencé à rattraper le retard énorme que nous avions sur les pays anglo-saxons. On a publié un roman, puis deux, puis la vague n'a cessé de croître. Aujourd'hui on a un plaisir de père Noël quand on peut dire à nos lecteurs : "Cette année, on vous apporte 250 titres et vous allez prendre votre pied !"

Vous venez de rouvrir votre service des manuscrits. Pourquoi l'avoir fermé pendant deux ans ?

S. M. - Quand Bragelonne a explosé, je n'avais plus le temps pour lire tous les manuscrits que nous recevions, ça ne servait à rien de continuer. Il fallait réorganiser la maison, réinventer nos tâches. Nous avons décidé de recommencer à lire les propositions des auteurs et rouvert le service il y a quelques semaines sous des conditions très précises : seulement des propositions par mél, pas de nouvelles et pas de pavés, un synopsis avec 30 ou 40 pages du roman suffisent largement. Nous avons également recruté un comité de lecture composé de 7 personnes.

Sur quel modèle économique fonctionne la maison ?

A. N. - Nous avons lancé la boîte avec 50 000 francs, toutes nos économies personnelles. Dix ans après, Bragelonne réalise plus de 10 millions d'euros de chiffre d'affaires, uniquement sur l'imaginaire. Nous continuons à travailler avec nos propres fonds, sans réaliser de bénéfices. Dans le classement annuel des éditeurs de Livres Hebdo, nous apparaissons dans les meilleures progressions en termes de chiffre d'affaires, mais dans les plus mauvaises progressions en termes de rentabilité (1). Pourquoi ? Parce que nous n'avons pas derrière nous des actionnaires qui nous tannent pour une rentabilité énorme. Nous investissons tout dans la promotion de nos auteurs, dans la recherche de nouveaux textes, dans la création de meilleurs produits et de bons partenariats. On fait de l'édition entre copains, ça ne veut pas dire qu'on le fait mal.

S. M. - Et nous créons des emplois.

A. N. - Oui, c'est une des spécificités de Bragelonne. Depuis le début, nous n'avons pas arrêté de créer des emplois. Entre se payer des dividendes ou embaucher des gens, je préfère embaucher des gens. Cette année, nous avons recruté une dizaine de personnes. Le service marketing s'est étoffé, nous avons créé un poste de directeur marketing (occupé par Sébastien Moricart, qui vient de Tonkam), nous avons deux personnes supplémentaires à la presse et nous avons ouvert un plein-temps consacré à l'événementiel (revenu à Leslie Palant, anciennement à la presse). On va bientôt passer la barre des 50 employés. Nous sommes maintenant à un moment charnière pour Bragelonne. Il faut absolument qu'on entre dans une nouvelle dynamique. Il est temps qu'on passe à une étape supérieure, même si en termes de marché on ne peut pas faire mieux à cause de la récession. On ne peut que se développer légèrement en ayant de nouveaux projets. On a atteint notre asymptote, et je pense qu'il aurait été compliqué de se développer davantage sans faire appel à d'autres compétences.

Il y a eu également du mouvement au sein de l'équipe éditoriale.

S. M. - Nous avons fait ça en deux temps : premièrement, nous avons éclaté les services et réuni les gens de la fabrication, de la traduction et de l'éditorial dans un espace où ils travaillent sur les mêmes livres, de façon à ce que chacun se sente responsable de son ouvrage. Au-delà de cette mise en place, on a constitué des binômes sur chacun des segments principaux des collections qu'on publie, un modèle de fonctionnement proche de celui des maisons de disques et des studios de cinéma américains. L'idée est de constituer des cellules de travail en interne, mais aussi en externe en créant des labels satellites autour de Bragelonne, comme pour Castelmore (voir encadré). On va continuer dans cette optique, mais dans des directions qui pourront paraître étonnantes par rapport à ce qu'on a fait jusqu'à présent.

Bragelonne va s'ouvrir à d'autres formes de littérature ?

A. N. - Nous avons une maison d'édition, une diffusion et une distribution qui permettent de s'attaquer à tout. Pas en termes d'agression, mais en se retroussant les manches et en se demandant : "Qu'est-ce qu'on va faire demain ?" Tout en gardant notre originalité, notre image, notre dynamique et notre envie. La bit-lit a changé énormément de choses pour nous, car elle nous a permis de rencontrer une autre partie de notre lectorat d'imaginaire. On s'est dit : "Pourquoi pas aller le chercher un peu plus loin ?" Aujourd'hui le ciel est notre limite ! Voilà pourquoi nous allons nous ouvrir à d'autres genres, notamment à la comédie romantique. Exactement ce qu'on trouve en bit-lit, mais avec moins de dents. On lancera d'ailleurs en mai 2012 une collection poche intitulée "Milady romance".

S. M. - Nous allons aussi commencer à publier des auteurs français en numérique à partir du mois de mars. Les novellas disponibles en format ebook bénéficieront d'une édition bipartite avec un éditeur papier. Le numérique est important, même s'il représente à peine 1 % des ventes, il nous amène des lecteurs. La grande majorité de ceux qui achètent nos ouvrages en numérique n'avait jamais entendu parler de Bragelonne avant !

Vous êtes le plus gros acteur sur le marché de l'imaginaire. Envisagez-vous de vendre un jour ?

A. N. - Ça fait longtemps qu'on n'a pas eu de propositions...

S. M. - Ah oui, ça, c'est la crise ! En 2007, nous avons dû rencontrer 4 ou 5 repreneurs potentiels. On leur a demandé de revenir avec un vrai projet, mais ils ne nous ont plus jamais rappelés. Vendre, il faudrait que ça serve à quelque chose, comme racheter des librairies ou nous envoyer aux Bahamas les trente prochaines années.

A. N. - Pour moi, ce serait la Bretagne, c'est beaucoup plus rentable pour les investisseurs. Plus sérieusement, notre projet n'est pas de vendre, ça n'a pas d'intérêt pour nous. Ni pour des investisseurs, d'ailleurs. Nous n'avons pas fini notre mue, nous sommes toujours dans notre chrysalide. Lever des fonds serait merveilleux, car ça nous permettrait d'avancer dans nos projets plus rapidement, mais en même temps ce côté de disette permanente, avec des avancées qui ne se font qu'en fonction de la trésorerie, c'est ça aussi Bragelonne.

(1) Voir le classement 2011 des 200 premiers éditeurs français, LH 881 du 14.10.2011, p. 14.

06.03 2015

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