Shakespeare sur la banquise. Le Groenland, nouvelle destination à la mode ? Au moment où Donald Trump clame son envie de s'approprier le territoire nordique et ses ressources, Alain Ayroles et Hervé Tanquerelle y envoient, à la fin du XV^e siècle, un noble anglais déchu, avide de revanche. D'abord refroidi face à une terre censée être verte mais pelée par le gel et la sécheresse, Richard entrevoit les failles d'une société archaïque. Manipulant tour à tour les notables, le clergé et les pauvres gens, le roué chevalier va se hisser au sommet de la hiérarchie et se constituer son petit royaume sur la banquise...

« Je veux redevenir celui que la troupe acclame alors qu'il la mène au charnier ; celui pour lequel prient les femmes qu'il a faites veuves ; celui qui, sous les vivats, dépouille un peuple de sa liberté. [...] Je veux... le pouvoir ! » Ainsi s'adresse Richard directement aux lecteurs, comme le ferait, en bord de scène, le personnage d'une tragédie classique. Bossu et boiteux, prêt à tout pour une couronne, il est un cousin évident du Richard III de William Shakespeare. L'hommage au dramaturge est manifeste jusque dans l'apparition des trois sorcières de Macbeth, ici sous l'apparence de shamans inuits. Comme dans l'œuvre toujours si moderne du Britannique, les résonances contemporaines du récit d'Alain Ayroles sont nombreuses : la conquête du pouvoir qui rend fou, l'épuisement des ressources naturelles, le mépris pour les peuples autochtones, la religion prétexte à l'annihilation des libertés...

Pour mettre en image cette fresque en cinq actes, Hervé Tanquerelle, en habitué du Grand Nord depuis Racontars arctiques (Sarbacane, 2009-2013) et -Groenland Vertigo (Casterman, 2017), déploie de grands décors et des silhouettes impressionnantes, donnant une dimension inattendue à ce drame givré. Son trait vivant, qu'on a pu apprécier dans la version noir et blanc de l'album sortie en février, est idéalement illuminé par les couleurs d'Isabelle Merlet et Jérôme Alvarez, qui renforcent l'esprit d'aventure ironique qui règne ici. Car les auteurs, qui situent leur intrigue au moment où les Espagnols posent leurs chausses sur la terre qu'on nommera Amérique, semblent beaucoup s'amuser à décrire la conquête d'un pauvre caillou par un accro au pouvoir, cinq siècles avant qu'un milliardaire outrancier ne le lorgne à son tour...