Deus ex machina. « Si l'argent devait être soigneusement conservé, les billets auraient été inventés avec des cadenas dessus. » Cette réplique que l'on imagine extraite d'un film de Scorsese pourrait être la devise de Las Vegas, territoire du Plus gros jeu qu'Al Alvarez (1929-2019) découvre à la fin du mois d'avril 1981. Joueur de poker amateur, le poète, essayiste et critique littéraire en déroule la chronique éblouissante sur quatre semaines, quatre semaines où les notions de jour et d'heure s'effacent, « parce que le temps a été atomisé par cette ville dépourvue d'horloges, où aucun air frais ne peut être respiré et où il n'existe nulle autre destination que les casinos ».
Dès son arrivée, le chauffeur de taxi annonce la couleur : « Y a rien qui ressemble à ici. » Rien d'équivalent aux palaces, aux enseignes qui aimantent le chaland, au fer à cheval du Binion's Horseshoe Casino abritant dans son arche un million de dollars en billets de dix mille. « À Vegas, votre poids se mesure en or », affirme-t-on au chroniqueur témoin de parties aux enjeux surréalistes. Sous sa plume, les portraits des plus grands joueurs côtoient ceux des « petites vieilles dames avec leur gobelet rempli de piécettes », unis par cette même fièvre du jeu qui ruine les uns, enrichit les autres et offre toujours l'espoir de se refaire au son de « la pluie dorée d'un jackpot ».
Dans cette ville « dépourvue de grâce et de nuance », l'argent règne en maître absolu au point de perdre toute valeur. « Pour jouer aux grosses tables, il faut n'avoir aucun respect pour l'argent, indique le joueur professionnel Doyle Brunson, qui a exercé son art pendant un demi-siècle. L'argent n'est qu'un instrument, et la seule fois où vous y pensez, c'est quand vous n'en avez plus. » Une perte de valeur propre à Vegas, où le jeu est perçu tantôt comme une addiction, tantôt comme un mode de vie. « La ville [...] évoque la définition de l'amour donnée par le poète métaphysique Andrew Marvell : elle est “le fruit du désespoir face à l'impossibilité”. »
Si l'amour semble une valeur également étrangère à Vegas, il émane du témoignage d'Al Alvarez une tendresse mêlée de désespoir pour les femmes et les hommes qui hantent ses casinos dans l'espoir de transformer leur morne existence en invoquant le deus ex machina.