Les mouchoirs en papier qu’elle a glissés à l’intérieur de ses cuisses afin que ses bas résille ne lui compriment pas trop les jambes n’atténuent pas cette sensation de chair cisaillée. Lola Bensky, reporter au magazine australien Rock-out, est en surcharge pondérale. Londres 1967, les swinging sixties, la minijupe, les faux cils… rien n’y fait : la jeune fille de 19 ans aux faux airs de Cher se sent et est trop grosse (sa mère le confirme). Ça fait deux mois qu’elle est dans la capitale britannique, et elle a "déjà interviewé les Small Faces, les Kinks, les Hollies, Cliff Richard, Gene Pitney, Spencer Davis, Olivia Newton-John et les Bee-Gees". Juchée sur un tabouret, elle attend Jimi Hendrix, le dieu de la guitare qui, lorsqu’il était en scène, donnait "l’impression que c’était son sexe qui jouait de l’instrument". Mais grosse, Lola l’est surtout du passé de ses parents rescapés des camps de la mort… Personnes déplacées après la guerre, ces Juifs polonais étaient en Allemagne à sa naissance, avant d’émigrer en Australie. Si la candide intervieweuse ("dans l’ensemble Lola n’était pas en mesure de reconnaître un bon chanteur d’un mauvais") réussit à faire parler les musiciens - Jimi Hendrix se fait boucler les cheveux à l’aide de bigoudis -, pas un entretien ne se passe sans qu’elle mentionne l’Holocauste. Partageant ses secrets d’alcôve, Mick Jagger est carrément intrigué par "la grosse journaliste australienne" (ainsi l’affuble la future Linda McCartney) et se voit à son tour confier les anecdotes familiales de Lola. Abus de choux au ghetto de Lodz résultant en une diarrhée généralisée ou culture microbienne sur des éléments humains à Auschwitz, Miss Bensky a "une fâcheuse disposition à distiller la morosité"… Ce roman autobiographique de Lily Brett, née en 1946 en Allemagne de parents rescapés des camps, nous emmène sur la scène pop rock des années 1960 jusqu’au New York contemporain avec moult portraits de rock stars. Un parcours de vie comme lestée de kilos en trop et d’une culpabilité de survivants héritée.
Sean J. Rose