C'est un bourg de Provence banal, entre Luberon et Durance. Cadenet : ses ruelles pittoresques, son amicale bouliste, son accent du Sud et ses anciens ateliers de vannerie. Mais aussi ses magasins de santons et de lavande, ses chômeurs immigrés, ses activités "éco-citoyennes" offertes par le parc naturel du Luberon, ses vieux chasseurs mécontents. Banal. Jean-Pierre Le Goff, que l'on connaît pour ses travaux sur l'entreprise et la politique, lui consacre près de 600 pages, denses et documentées. Etonnant. Le plus étonnant étant que le tout passionne.

C'est qu'il ne s'agit pas seulement de la monographie d'un amoureux : si le chercheur ne cache pas son attachement pour un village où il a noué des liens d'amitié, loin de lui l'idée d'en faire un tableau anecdotique. Il postule au contraire que son évolution est le "miroir » de celle qu'a connue la France depuis la dernière guerre. A petite comme à grande échelle, la même dynamique est à l'oeuvre, qui bouleverse les structures communautaires traditionnelles et l'inscription de l'individu en leur sein. Le travail artisanal et les fêtes de l'ancien temps ont été remplacés par les mouvements pendulaires, la tertiarisation et les animations culturelles municipales, dont les injonctions à participer trahissent le peu d'espoir de resserrer les liens entre les habitants. Le jargon écologique du parc naturel a sanctuarisé un territoire ancestralement dévolu à la chasse, et le tourisme a remplacé l'économie rurale traditionnelle. Toutes ces métamorphoses sont passées au crible, disséquées par le sociologue, et l'on n'oubliera pas de sitôt les récits des "anciens" sur les soirées du village dans les années 1950, confrontés à la description des ruelles vidées où bruissent les téléviseurs. Si ces phénomènes sont bien connus, le mérite de cet essai est de les incarner, de les rendre tangibles, avec un luxe de détails qui désespérera tout amateur du sacro-saint "comme au bon vieux temps". Car c'est là la force de cet ouvrage : le passéisme y est décortiqué tout autant. L'auteur discerne en effet, inhérente à la modernisation effrénée du pays, une nostalgie toujours plus prégnante d'un passé révolu et idéalisé. Combien d'entretiens tristement savoureux avec des néoruraux déçus de n'avoir pas trouvé à Cadenet la chaleur des films de Pagnol - alors même qu'ils refusaient pour leurs enfants l'école communale... Si l'auteur ne cache pas son regret de voir disparaître une certaine époque, il n'en attribue pas moins la responsabilité à ceux qui la voudraient comme sur le catalogue, tels ces touristes, passant en voiture au milieu d'un cortège funèbre, qui se réjouissent entre eux de voir "un vrai enterrement de village"... Rien d'étonnant, en somme, à l'intérêt de Jean-Pierre Le Goff pour ce village ; il est aussi le miroir de ses thèmes de prédilection : la prévalence du langage managérial dans tous les domaines, la mutation du rapport au politique, celle du lien interindividuel. Ou comment un village devient métaphore du siècle.