Seulement à sa mort, peut-on dire de quelqu’un ce qu’il a été. Et encore. Si autrui demeure souvent un mystère de son vivant, une fois qu’il a disparu, l’affaire ne s’arrange guère. Quand il a fallu vider l’appartement de sa mère décédée, Christophe Boltanski découvre dans le fatras d’une femme qui vivait en recluse depuis des années une chemise de dossier étiquetée "Dossier Polar". Il savait sa mère mordue de romans policiers, il ne la soupçonnait pas d’en écrire, ou plutôt d’en commencer - aucune de ses histoires n’allait au-delà de la sixième page et toutes s’interrompaient, suspendues à l’éventail de développements et de chutes possibles, elles béaient devant le blanc de l’absence: "Ses incipit débouchaient sur un vide, comme le trou abyssal qu’elle laissait en moi." Après un roman familial sur le clan Boltanski, l’auteur de La cache (Stock, prix Femina 2015, repris en Folio) enquête cette fois du côté maternel. Dans Le guetteur (même éditeur), son deuxième roman, le journaliste et écrivain investigue le passé de sa mère.
Elle était devenue transparente. Correspondant à l’étranger ou parti en reportage, Christophe Boltanski ne la voyait plus vraiment, il passait en coup de vent. Transparente, certes, mais un drôle de spectre tout de même. Sous la discrétion, une personnalité complexe. Chez elle, elle dormait sur un matelas à même le sol, ne sortait plus son chien qui faisait ses besoins dans l’appartement. Puis elle est partie. Une femme disparaît, d’autres apparaissent. Le fils se souvenait d’elle comme d’une femme indolente, qui fumait beaucoup et travaillait peu, lisait énormément, très engagée à gauche, très peu concernée par les tâches ménagères, et comme parent, dans son monde plutôt que sur votre dos.
L’auteur, lisant le contenu de la chemise, est happé par l’histoire d’un criminel voyeur qui guette ses victimes. Cocasse mise en abyme. C’est le lecteur qui guette à présent, traque le moindre indice qui pourrait expliquer l’extrême paranoïa maternelle: elle avait engagé un détective privé pour faire surveiller un voisin. Jusqu’à la fin, ce cancer qui eut raison d’elle, elle était demeurée une rebelle: la fumeuse invétérée bravait la prohibition de nicotine même à l’hôpital. En approfondissant l’enquête, il découvre à quel point elle s’était impliquée contre la guerre d’Algérie, allant jusqu’à héberger un Algérien du FLN.
La limpidité du récit, la fluidité d’une écriture qui fait tourner les pages avec urgence, est néanmoins traversée de questionnements - les raisons individuelles qui font basculer dans l’engagement collectif. Déterminisme et accidents: le refus d’un destin d’ennui bourgeois, un chagrin d’amour qui empêcha la jeune fille bien rangée de finir ses études à Sciences po. Et une ténébreuse faille qui fêle l’âme d’un être à fleur de peau: "Tout la rattachait au roman noir, à un univers noir, à une littérature qui vise moins à résoudre l’énigme qu’à montrer la noirceur de la société."
Sean J. Rose