28 août > Essai France

Monique Lévi-Strauss a attendu soixante-dix ans pour écrire ses souvenirs d’enfance. La veuve du grand anthropologue prouve que la jeunesse non seulement dure longtemps, mais vibre toujours comme une émotion intacte. La gueule du loup dont il est question dans le titre fait référence à l’Allemagne nazie. Celle qui était alors adolescente - elle est née en 1926 - jugea son père irresponsable de les avoir fait séjourner dans ce pays de 1939 à 1945 avec son frère et sa mère juive ! Le père, industriel belge, prendra conscience tardivement de son "manque de jugement" et de la dangerosité du IIIe Reich pour sa famille.

Manipulant l’anglais, le français et l’allemand, Monique s’intègre comme elle peut dans cet univers hostile où la guerre gronde. Elle rapporte une scène terrible, dans un cours de biologie. Parce qu’elle est belge et censée appartenir à la "race dinarique", le professeur prend les mesures de son visage pour montrer à la classe qu’elle n’appartient pas à ceux que la nouvelle Allemagne veut éliminer. "La mischling, la bâtarde que je suis, aurait aimé pouvoir dire ce qu’elle pensait de leur théorie des "races"". Son futur mari le fera pour elle des années plus tard dans un célèbre discours à l’Unesco.

Le texte de Monique Lévi-Strauss se distingue par sa pudeur et sa rigueur. Il est guidé par la délicatesse. Son récit est succinct, sans fioritures, juste avec ce que la mémoire retient. Pas d’enrobage, pas de digressions. Monique Lévi-Strauss se contente de l’essentiel. Elle distille, çà et là, des choses vues ou ressenties sur les relations complexes entre ses parents, sur la vision d’un Berlin dévasté ou sur celle des mutilés de Buchenwald. "Pendant qu’on sciait les os, qu’on cousait les chairs, qu’on versait de l’alcool pour désinfecter, j’ai tenu la main d’hommes courageux qui se retenaient de hurler, qui arrivaient à sourire en entendant parler français." La jeune étudiante en médecine ne poursuivra pas dans cette voie une fois revenue à Paris où elle ira admirer Gérard Philipe dans le Caligula de Camus. Elle n’en a plus voulu à son père de cette Enfance dans la gueule du loup. Le loup est mort, mais la bête a laissé des plaies à vif, même si la vie a repris le dessus, avec ce voyage à New York après la guerre où elle croise André Breton, Clark Gable ou le poète André du Bouchet, puis dans les dîners parisiens ensuite où elle se retrouve avec Beckett.

L’amie de Clara Malraux a fini par trouver son chemin. Son témoignage s’achève sur la rencontre avec un anthropologue qui cherche une traductrice pour un ouvrage anglais. Jacques Lacan se tourne alors vers Claude Lévi-Strauss et lui dit : "Vous êtes assis à côté d’une personne qui s’acquittera au mieux de cette tâche." Deux ans plus tard, ils ne se quitteront plus. Laurent Lemire

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