Depuis le flamboyant Foligatto, avec Alexios Tjoyas (Les Humanoïdes associés, 1991), qui l'a fait connaître, Nicolas de Crécy a bâti en une quarantaine d'albums chez une quinzaine d'éditeurs un univers narratif et graphique marqué du sceau du fantastique et de la loufoquerie. Le truchement de la fantaisie lui permet d'extraire le suc de situations et de personnages aussi réalistes que Léon la came, avec Sylvain Chomet (Casterman, 1995-1998), ou Prosopopus (Dupuis, 2003). Visa transit marque une rupture. Basculant dans l'autofiction, l'auteur né à Lyon en 1966 retrace son périple en voiture, à 20 ans, avec son cousin Guy, de Paris à la mer Noire.

Dans une Visa Citroën hors d'âge, ils mettent, à l'été 1986, quelques mois après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl (avril 1986), le cap à l'est. Avec le romantisme de la jeunesse, ils embarquent deux sacs de couchage, des cigarettes, un sac à dos rouge contenant toutes leurs valeurs (passeports, argent, appareil photo...) et dont ils ont chacun la garde un jour sur deux, et, dans une bibliothèque de carton bricolée à l'arrière du véhicule, des piles de livres qu'ils ne liront pas. Nicolas de Crécy garde aussi en mémoire son ouvrage préféré, Ailleurs du poète Henri Michaux (Gallimard), « comme la promesse d'un voyage passionnant ».

Trente-trois ans après, l'auteur admet avoir peiné à rassembler tous ses souvenirs d'une expédition dont il ne lui reste qu'une douzaine de photographies. Mais des images fortes lui reviennent : l'oubli du fameux sac rouge dans une trattoria italienne, obligeant les touristes à revenir 350 kilomètres en arrière ; une épicerie famélique en Yougoslavie ; la traversée de la Bulgarie sous un soleil caniculaire ; la rencontre d'un enfant et de sa vache au bord de la mer Noire ; des vendeurs de tapis et un étonnant village dans une oasis turque.

Surtout, par ricochet, ces souvenirs en appellent d'autres, plus anciens. Nicolas de Crécy convoque celui de la visite familiale à la grand-mère, un voyage de nuit avec ses parents, sa sœur, ses frères et la chienne pour rejoindre la maison du Morvan. Ou encore celui de ses colonies de vacances dans un établissement religieux tenu par un curé et son assistant particulièrement cruels, et dont le dessinateur a conservé une terreur de la Vierge. Il dévoile des pans de son enfance dans une œuvre ample et originale dont le deuxième volume est prévu à l'automne 2020.