Histoire/États-Unis 27 mars Edith Sheffer

Pour les autistes, c'est la double peine. Non content de subir leur maladie, l'un de ceux qui l'ont définie fut un médecin nazi. En 1938, à l'hôpital pédiatrique de Vienne, le professeur Asperger soutenait le programme de stérilisation et appliquait à la lettre les critères eugéniques du Reich. Le médecin autrichien sélectionnait les géniteurs et les enfants en fonction de leurs caractéristiques. « Il travailla en relation étroite avec des responsables du système d'euthanasie d'enfants viennois, et les diverses positions qu'il occupa dans l'Etat nazi l'amenèrent à envoyer des dizaines d'enfants au Spiegelgrund, l'établissement psychiatrique de Vienne, où les enfants étaient tués. » Catholique fervent, Hans Asperger (1906-1980) parvint à s'épanouir au milieu de ce carnage, entre les expériences mortifères de ses collègues et les injections létales sur les bébés. Edith Sheffer n'est pas là pour régler des comptes. Cette historienne américaine (université de Berkeley en Californie), dont le fils est autiste, veut surtout montrer la fragilité des diagnostics façonnés par des sociétés, diagnostics qui à leur tour fabriquent des gens.

Car c'est bien le propos sous-jacent de cette enquête aussi rigoureuse que stupéfiante : le tri des êtres humains. Il s'agit ici de psychiatrie, mais on comprend qu'il peut être étendu à d'autres disciplines. Comme la plupart des totalitarismes, le nazisme fut obsédé par l'idée de classement. Or le classement est une notion d'enfermement, pas besoin de relire Foucault pour s'en convaincre. Dans tous les domaines, le IIIe Reich s'est imposé comme le « régime du diagnostic » et de la sélection. Le programme d'euthanasie T4 qui supprime les malades mentaux en est un exemple. Avec lui, la menace de mort devient une option du traitement. C'est, nous rappelle Edith Sheffer, « le seul programme de meurtres de masse contre lequel les citoyens du Reich protesteront massivement pendant la période nazie ».

Dans sa thèse, Hans Asperger utilise le terme allemand Gemüt que l'on pourrait traduire par « tempérament moral » pour indiquer la compatibilité d'un malade avec la société, en l'occurrence le régime nazi et l'idéologie völkisch. Les enfants diagnostiqués par lui avaient un Gemüt tolérable, considéré comme une variante de l'intelligence masculine, ce qui en dit long au passage sur la conception sexiste de cette psychopathie. Asperger prétendait ainsi avoir sauvé de nombreux enfants de la mort par cette version psychiatrique de la liste de Schindler. Edith Sheffer lui accorde le bénéfice du doute, mais elle explique que son diagnostic se nourrit des principes de la pédopsychiatrie nazie.

Personnage mineur dans le programme d'euthanasie, Asperger en fut tout de même un rouage ambigu. Après la guerre, il se fit discret et écrivit peu sur la psychopathie autistique. Il critiqua même la « pauvreté duGemüt ». C'est une psychiatre britannique, Lorna Wing, qui donna en 1981 son nom à ce syndrome. A la fin de sa vie, alors que ce syndrome prit son essor dans les années 1990-un enfant sur 68 en serait atteint aujourd'hui aux Etats-Uni-, elle pensait avoir fait une erreur, l'autisme étant beaucoup plus complexe. Cette étude brillante montre qu'un minimum de vigilance devrait être à l'œuvre quand on donne le nom de quelqu'un à une rue ou à un symptôme.

Edith Sheffer
Les enfants d’Asperger - Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Tilman Chazal - Préface de Josef Schovanec
Flammarion
Tirage: 4 500 ex.
Prix: 23,90 euros ; 432 p.
ISBN: 9782081444201

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