Présenté, soixante ans après les faits, par un Lawrence Ferlinghetti encore étonné et nostalgique de sa folle jeunesse, comme un « monologue intérieur », cette Nuit mexicaine est le récit, inédit en français, des séjours que le poète effectua dans la patrie de Pancho Villa au long des années 1960. Un pays que le New-Yorkais avait découvert tout jeune, dès 1939 - soit à 20 ans -, et où il est souvent retourné plus tard, en pleine période beatnik, en proie au « besoin romantique d’évasion d’alors » que partageaient ses camarades, adeptes de la contre-culture et des « nuages de cannabis ». Jack Kerouac, le clochard céleste, dont Ferlinghetti, libraire, fut l’éditeur chez City Light Books, n’achève-t-il pas Sur la route, son chef-d’œuvre, sur un toit de Mexico ? Pour Ferlinghetti, « ce vieux Mexique » était une terre de licence et d’hédonisme, loin de la rigide Amérique à peine sortie du maccarthysme, terre de métissage et de convulsions, où l’on pouvait attendre tranquillement l’apocalypse. Et puis c’était tout près de la Californie, Mecque des hippies, à condition de pouvoir franchir la frontière dans les deux sens.
La nuit mexicaine est un livre composite, où se mêlent choses vues, extraits de journal de voyage, poèmes bilingues, écriture automatique, dessins, le tout classé chronologiquement de 1961 à 1969 et enrichi de nombreuses références littéraires, à Hemingway, D. H. Lawrence ou Malcolm Lowry, mais aussi Artaud (celui des Tarahumaras), ou le Camus de L’homme révolté. Le Mexique, c’est aussi le pays des Christs baroques sanguinolents et des révolutions réprimées : ainsi, le massacre des étudiants sur la place Tlatalolco-de-Mexico, le 2 octobre 1968, l’année des JO. Les étrangers, en revanche, bénéficiaient de la liberté d’expression, même si la revue underground contestataire El corno emplumado - à laquelle Ferlinghetti consacre tout un chapitre - et ses animateurs étaient fliqués par la CIA. Heureuse époque, où les clivages idéologiques étaient clairs, et possible le manichéisme, légitimé par l’espoir de changer le monde. Même si tout n’était pas rose, ainsi qu’en témoigne, vers la fin du livre, cette « nuit barbare » de 1969 où le poète subit un « mauvais trip » pour cause de drogues frelatées. Les temps, déjà, étaient en train de changer. Comme surgie de sa nuit des temps, la voix de Ferlinghetti, résonne à nouveau, dans ce texte foutraque, curiosité éditée pour le plaisir des « ex-fans des sixties ». Jean-Claude Perrier