Que le chef de l’Etat n’ait pas lu La Princesse de Clèves , c’est son problème ; mais ce n’est pas pour autant La Princesse de Clèves qui a tort ; c’est lui. La réforme des concours administratifs annoncée par M. Santini est un scandale. Sans doute est-il vrai que ces concours se déroulent selon des procédures disparates et mal définies. Ce qui est scandaleux et pervers, c’est la philosophie sur laquelle repose la réponse apportée. Dans l’esprit de cette réforme (« des compétences ajustées au poste, plutôt que des connaissances théoriques »), le pompier n’a pas besoin d’avoir quelques notions d’histoire, le secrétaire de mairie peut parfaitement se passer de savoir qui sont Truffaut ou Eisenstein, le postier est dispensé d’avoir entendu parler de Mozart ou de l’art roman. Or, une vraie démarche républicaine ne consisterait pas à dire qu’ils n’en ont pas besoin ; elle consisterait à dire, primo , qu’ils y ont droit (au lieu de quoi on est en train de nous dire qu’ils n’auront qu’à se contenter de la télé) ; et secundo, que la société, elle, a besoin dans tous les domaines de travailleurs qui soient davantage qu’« ajustés au poste ». Certes, la notion de « culture générale » (qu’on ferait mieux d’appeler instruction générale) est floue. Je la crois néanmoins utile, car elle consiste à savoir qu’il existe des choses que nous connaissons peu, ou mal ; mais au moins à savoir que ces choses existent, et qu’il serait souhaitable de les connaître mieux, à l’occasion. En ce sens, l’idée de culture générale (un peu comme Proust le disait du snobisme) tire l’individu vers le haut. Elle lui donne a minima l’intuition d’un monde commun à tous. Au-delà du service rendu et de la fonction exercée, la vie sociale tient aussi à ce que chacun puisse compter, dans ses relations quotidiennes, sur un minimum de références communes. Si on les considère comme superflues, alors bientôt, on nous dira ouvertement que l’école non plus n’a pas besoin de les mettre en place. Il est vrai qu’on ne considère pas seulement la culture comme inutile, mais comme élitiste. Le Grand Inquisiteur Schweitzer de la Halde n’a pas manqué de ramener sa fraise et de souligner que la culture générale (horresco referens !) procède souvent d’un milieu familial favorisé. Outre qu’il fait ainsi bon marché de l’école et du collège, on ne voit pas en quoi cela donnerait tort à ceux qui tentent de faire de leurs enfants autre chose que des béotiens. (Note pour la Halde : « béotien » désigne une personne qui ne connaît rien à rien et ouvre devant tout des yeux comme des soucoupes. Ce qualificatif est donc élitiste, et en outre il se réfère à civilisation de la Grèce antique : il est donc doublement fautif.) M. Louis Schweitzer se dressant contre les privilèges de classe ! On aura tout vu. C’est l’hôpital qui se fout de la charité, et il le sait bien ; il utilise cyniquement un argument « de gauche » pour mieux incarcérer les classes populaires dans la geôle de « l’ajustement au poste ». *** La même semaine, Le Figaro littéraire publiait un très intéressant et très précieux dossier sur « le latin, langue vivante ». Il y était question de la traduction de saint Augustin par Frédéric Boyer, de celle d’Ovide par Marie Darrieussecq ; du succès commercial de la méthode Assimil pour le latin, ou des traductions latines d’Astérix ou même d’Harry Potter. On pouvait y lire aussi d’excellents conseils de Dominique Noguez pour se (re)familiariser avec l’idiome de Cicéron et de César. On y était renvoyé à la version latine de Wikipédia ( Vicipaedia ). Cela prouve que des écrivains, des latinistes, mais surtout, en l’occurrence, un public important, peuvent s’intéresser à ce trésor si lointain et si intimement présent, qui introduit le Grand Temporel dans chacun des mots que nous prononçons. Que fait donc la Halde devant ce prurit d’élitisme ? *** Ajustons-nous plutôt au supermarché du dimanche pour tous ! *** Après ma précédente charge, mon ami Michel Chauvière, qui est sociologue et s’est (entre autres) intéressé aux discriminations, m’envoie cette définition du vertuisme haldien : « U n contrepoison offert par ceux-là même qui accentuent les discriminations, comme le « droit opposable » remplaçant le développement des programmes de logement social. » On ne saurait mieux dire.