Les six de Chillicothe. Un nuage assombrit le ciel de Chillicothe, qui jamais ne se dissipe. Son odeur imprègne la ville jusque dans ses fondations : « un mélange d'œufs pourris, d'ordures chaudes et d'émanations toxiques » que produit le bois quand on le transforme en papier. Arc et Daffy ont grandi à l'ombre de la papeterie locale, dans un quartier sordide d'où elles s'échappent sur leur vélo et grâce aux histoires fabuleuses de mamie Milkweed. Leur père est mort quand elles avaient 6 ans, leur mère et leur tante se prostituent pour survivre et acheter de quoi s'évader vers des paradis artificiels. Jumelles nées à une minute d'intervalle, Arc et Daffy ont en partage une chevelure d'un roux flamboyant et des yeux vairons qu'elles nomment « billes de sorcières ». « Il y a quatre éléments dans l'univers, nous dit un jour mamie Milkweed [...]. La terre, l'air, le feu et l'eau. Vous avez le feu dans vos cheveux. Vous avez l'air dans vos poumons. Et vous avez la terre dans votre œil vert et l'eau dans votre œil bleu. »

L'eau sera l'élément annonciateur du drame. Le jour de leurs 20 ans, alors qu'elles planent avec des amies au bord de la rivière, Arc et Daffy découvrent un corps sans vie. « Cause probable de la mort : appartenance au sexe féminin. » La thèse de la noyade est retenue. Mais d'autres femmes connues des jumelles sont bientôt portées disparues, resserrant autour d'elles une menace sans visage, réveillant dans leur chair le souvenir d'un ancien traumatisme. La noyade serait-elle « une autre façon » de brûler celles auxquelles on attribue certains pouvoirs ? Arc pourra-t-elle tenir la promesse faite un jour à sa sœur de les protéger du « côté sauvage » ?

Entre le 3 mai 2014 et le 11 mai 2015, six femmes ont disparu dans les environs de Chillicothe. Deux d'entre elles n'ont jamais été retrouvées, et les meurtres des quatre autres demeurent irrésolus. Tiffany McDaniel a été à l'école avec l'une des disparues ; elle leur dédie son roman. Si la temporalité du récit n'est pas calquée sur le drame des « Six de Chillicothe », les victimes appartiennent à la même classe dans la fiction et dans la réalité : celle des indésirables au regard de la société, des marginales, des filles perdues pour lesquelles les enquêtes sont trop vite refermées. Pour son troisième roman après L'été où tout a fondu (Joëlle Losfeld, 2019 puis Gallmeister, 2022) et le phénomène Betty (Gallmeister, 2020), Tiffany McDaniel, grâce à sa plume élégiaque, s'extrait des froids rapports d'autopsie pour imaginer les contours de leur existence, les raisons pour lesquelles un ou des individus ont été en mesure de leur infliger une mort violente. Dont la principale : avoir été une femme, avoir vécu dans la marge, anonyme. « Cause probable de la mort : elle vivait du côté sauvage. »