Au mois de mars 2014, Cornélius lançait une collecte sur le site de financement participatif Kiss Kiss Bank Bank : "Aidez-nous à déménager à Bordeaux ! Ça fera de Cornélius une famille plus heureuse et toujours plus soucieuse de vous faire plaisir !" Un mois, 178 contributeurs et 5 886 euros plus tard, le label indépendant de bande dessinée confirmait son départ de la capitale pour l’agglomération bordelaise, rejoignant à Bègles la quinzaine de structures artistiques de la Fabrique Pola (voir encadré). Si l’idée d’un déménagement a mûri pendant plus de trois ans, Jean-Louis Gauthey n’a jamais caché sa motivation première : "Nous voulions avant tout quitter Paris. C’est devenu une ville qui prend plus qu’elle ne donne", estime le fondateur de la maison, expliquant avoir passé au scanner différentes villes avant de migrer dans la patrie des "3 M", Mauriac, Montaigne et Montesquieu. Au printemps dernier, la petite équipe quasi au complet a donc fait ses cartons, portée aussi par des volontés personnelles : "Regardez le cadre ! Pourquoi ne pas vivre dans une chouette maison tout en restant dans une grande ville ?" fait valoir Guillaume Traisnel, "économe et numérologue" de Cornélius, que Livres Hebdo a rencontré en avril pendant le festival littéraire Escale du livre.
Dans la manifestation, quelques stands plus loin, c’est aussi la qualité de vie que Nadège Agullo met en avant. Née à Bordeaux, passée par Grasset et Stock en tant que juriste, puis par Michel Lafon avant de devenir acheteuse de droits pour les Londoniens de Carlton Books, l’éditrice a choisi de se rapprocher de son cercle amical et familial, faisant le grand saut en 2012 en créant, avec son ex-collègue parisienne Sophie de Lamarlière, les éditions Mirobole. "J’ai plusieurs amies qui ont déménagé à Bordeaux, attirées par le dynamisme de la ville et par la future LGV", souligne celle qui peut se targuer d’avoir placé un titre dans la sélection du Médicis étranger après seulement deux ans d’activité. Prévue pour 2017, la Ligne à grande vitesse Sud Europe Atlantique, qui reliera Bordeaux à Paris en à peine plus de deux heures, s’intègre dans une série d’infrastructures en développement (extension du réseau de tramway, développement d’un quartier d’affaires autour de la future gare TGV…) qui attirent. L’été dernier, selon un sondage de l’institut Great Place to Work, Bordeaux était considéré comme la ville la plus attractive de France par les salariés de l’Hexagone.
Terrain favorable
Les éditeurs ne seraient-ils qu’une frange de la population comme les autres, attirée par les températures clémentes, les bords de la Garonne et le coût modéré de la vie dans l’agglomération bordelaise ? Pour David Vincent, libraire de formation et fondateur avec Nicolas Etienne de L’Arbre vengeur, si la métropole attire aujourd’hui de nouveaux éditeurs, c’est que Bordeaux constitue un terrain favorable, construit au cours de la dernière décennie. "Il y a eu une forme d’émulation", souligne l’éditeur, qui attire l’attention sur la qualité du lectorat dans la ville abritant Mollat, la première librairie indépendante de France. En 2002, il a d’ailleurs lancé sa maison - "un espace de liberté tourné vers les sentiers de traverse, le refus du convenable, et surtout sans aucun régionalisme" - quelques mois après la création de Finitude. "Nous avons vu que c’était possible, cela nous a donné des idées."
Bien qu’ils soient des "locaux de l’étape", implantés depuis toujours dans la région, Emmanuelle et Thierry Boizet, les fondateurs de Finitude, ne revendiquent pas plus d’ancrage régional que David Vincent. Passés rapidement d’une activité d’édition "artisanale", née sur les cendres d’une librairie de livres anciens, à une reconnaissance nationale, ils ont notamment bâti leur réputation sur deux beaux succès. Jérôme, texte oublié de Jean-Pierre Martinet, a bénéficié d’une grosse couverture médiatique en 2008, tandis que Zénith-hôtel du jeune Oscar Coop-Phane a été couronné du prix de Flore 2012. La formule magique de Bordeaux ? "La province permet d’avoir de plus grands bureaux", sourit le couple, "mais il y a aussi un accompagnement public qui s’est développé parce que nous étions nombreux."
Politiques publiques
Tous les éditeurs rencontrés soulignent en effet le travail de la région pour la filière du livre. Lorsque Marc Torralba a fondé Le Castor astral en 1975 avec Jean-Yves Reuzeau, les deux comparses, qui se sont rencontrés pendant leurs études à l’IUT "métiers du livre" de Talence, à une poignée de kilomètres de Bordeaux, faisaient encore figure de précurseurs. "Aujourd’hui, il existe une centaine de structures d’édition dans la région, fédérées autour d’Ecla Aquitaine", l’agence du conseil régional chargée de soutenir et de promouvoir les secteurs de l’écrit, du cinéma, du livre et de l’audiovisuel. "Il y a une vraie politique du livre, favorable aussi aux titres, aux auteurs et aux libraires." L’écho est le même du côté des "petits jeunes", comme se plaît à les appeler Marc Torralba. Dominique Bordes, qui a fondé à Toulouse en 2004 Monsieur Toussaint Louverture, a été presque surpris de se retrouver face à des interlocuteurs bien informés lorsqu’il a déménagé sa structure à Bègles. "On m’a reçu, écouté, on a parlé métier. C’est important tant l’édition est un métier solitaire. Tout n’est pas qu’histoire d’argent." Ecla accompagne en effet les acteurs du livre grâce à des aides regroupées dans un contrat de filière afin de maintenir dans la région une création diversifiée, tandis que ses équipes travaillent sur le terrain, aux côtés des professionnels.
Mais face au dynamisme des acteurs régionaux, c’est paradoxalement la ville qui est mise en cause par les éditeurs installés à Bordeaux et aux alentours. "On ne compte plus les manifestations autour du vin, mais sur le livre, la municipalité pourrait être plus impliquée", insiste Nadège Agullo. De fait, à Bordeaux même, pour l’édition, tout reste à construire. "Les éditeurs ont longtemps été ignorés", reconnaît Estelle Gentilleau, chargée de la politique du livre de la ville. "Il y a depuis toujours un réseau de BD attractif, ce n’est pas encore le cas pour la littérature et la jeunesse. Tout l’enjeu est désormais de construire une politique du livre là où il n’y en avait pas." Le premier geste d’Estelle Gentilleau nommée il y a seulement un an ("Bordeaux est la seule ville à avoir une délégation communale à la politique du livre"), a été de réintégrer les éditeurs au sein du guide Bordeaux culture, tandis qu’un "guide du livre" recensant tous les acteurs de la vie littéraire bordelaise est en préparation. "Les professionnels du livre sont en attente de reconnaissance et de visibilité. Notre rôle est de créer des synergies, de les mettre en réseau, juge-t-elle. Il faut en permanence trouver des moyens de collaborer, de soutenir, sans oublier l’offre culturelle dans les quartiers qui vont émerger." A terme aussi, Bordeaux va accueillir deux nouvelles manifestations littéraires : une première basée sur des lectures in situ, une autre consacrée au polar, qui s’ajoutent aux quatre temps forts déjà existants : Escale du livre, Regards neufs, Ritournelle et Lettres du monde. Pas encore Saint-Germain-des-Prés, mais ça y ressemble.