Pas assez connu en dehors des frontières de son Etat natal, le Bengale, parce qu’il écrit en bengali et non en anglais, Mani Sankar Mukherjee, alias Sankar, est un des écrivains indiens contemporains les plus importants. Deux de ses romans, notamment, ont été portés à l’écran par son concitoyen Satyajit Ray. Chowringhee, paru à l’origine en 1962 et constamment réédité depuis, qui nous parvient aujourd’hui en français, est considéré comme son chef-d’œuvre. Pour son amplitude, la multitude de ses protagonistes et de ses intrigues, et cette évocation nostalgique d’un monde disparu, le Calcutta des années 1960, vu à travers le microcosme théâtral d’un grand hôtel, où l’on tente de maintenir le lustre et l’élégance d’autrefois. Et aussi pour Shankar, le héros-narrateur, un personnage attachant, symbole de toute une jeunesse indienne qui « en veut », se bat pour vivre en dépit de l’adversité. Un petit gars débrouillard, qui essaie de « devenir malin », et y parvient, qui réussit même pas mal dans son métier, jusqu’à ce que tout s’effondre, et que ne demeure plus que son nom de Shankar dans Calcutta désert.
Shankar, donc, est un jeune brahmane pauvre qui a été clerc chez un avocat anglais, puis marchand de corbeilles à papier et chômeur, avant qu’un de ses amis ne le fasse embaucher à l’hôtel Shahjahan, à Chowringhee, en plein centre de Calcutta. D’abord comme secrétaire du directeur, M. Marco Polo, un orphelin italien devenu manager, un despote fantasque, un peu ivrogne, qui attend désespérément des nouvelles de sa femme, Susan, de qui il aimerait bien divorcer. Shankar apprend vite, est apprécié de tous, surtout de Mr Bose, le réceptionniste, qui l’initie à sa fonction, vitale dans un palace de 500 chambres. Un vaste caravansérail qui ne dort jamais, « une fenêtre ouverte sur le monde », où le jeune homme coudoiera, entre autres, Rosie, la secrétaire qu’il a remplacée et qui réapparaît un jour, Connie, une danseuse de cabaret escortée du nain Harry, le « mini-sahib », un pochard qui s’avère être son frère, ou Phokla Chatterjee, un voyou alcoolique qui deviendra le conseiller tout-puissant du nouveau patron, après le départ de Marco Polo. Parmi le personnel, outre son ami Bose, il fréquente M. Gomez, le chef d’orchestre mystique fan de Mozart, Sharab-ji -c’est son surnom, qui signifie « alcool » en hindi -, le bar manager dont l’établissement est interdit aux femmes seules, Karabi Gucha, la malheureuse « geisha » préposée à la suite de luxe n° 2, réservée à l’année pour des businessmen en goguette, ou encore Juneau sahib, le chef parisien snob et râleur, pour qui Calcutta est « un trou à cloportes », et les Bengalis « des radins, comme les Ecossais ». Ce qui n’est pas exact : en Inde, ils ont plutôt la réputation d’être de bons vivants, de beaux parleurs, et de sacrés fêtards ! M. Marco Polo, d’ailleurs, a bien du mal à faire respecter les dry days que le gouvernement du Bengale imposait encore à l’époque.
Chowringhee est une saga cocasse et mélancolique, vaste comme le Hooghly, cet affluent du Gange qui traverse Calcutta, et capricieuse comme lui. Une révélation.
Jean-Claude Perrier