Grand entretien

Sofi Oksanen, «Le parc à chiens» et «Une jupe trop courte» : «L'écriture est une arme et un cri»

Sofi Oksanen©Toni Härkönen 1 - Photo © Toni Härkönen

Sofi Oksanen, «Le parc à chiens» et «Une jupe trop courte» : «L'écriture est une arme et un cri»

Pas de doute, Sofi Oksanen reste un phénomène. Romancière, essayiste et dramaturge, la Finlandaise d'origine estonienne tisse une œuvre engagée, dans laquelle les femmes sont des battantes percutantes. Elle revient avec deux parutions: Le parc à chiens (Stock; 13000 exemplaires) et Une jupe trop courte (Points, 4500 exemplaires)/

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Par Kerenn Elkaim,
Créé le 06.04.2021 à 20h17

Sofi Oksanen est comme une boule à facettes. Elle virevolte entre plusieurs écritures en absorbant les fêlures du passé et du présent. On se souvient encore du choc de Purge ! Dans la même veine, Le parc à chiens (Stock) nous plonge dans les déchirements de l'Ukraine et ceux d'une femme impliquée dans un trafic d'ovules et de mères porteuses. Une façon de continuer à dénoncer les drames de l'Histoire et la violence envers le sexe dit faible. Fidèle à elle-même, elle nous reçoit dans sa chambre d'enfant. Quel décalage entre ses dreadlocks colorées et le décor pastoral et fleuri dans lequel trône sa bibliothèque ! « Amazon n'existe pas en Finlande, alors les librairies y gardent un rôle important. Certes, l'écrivain continue à écrire, mais je suis très inquiète pour la culture. » L'opéra qu'elle a conçu n'a pas pu être joué l'année dernière à Aix-en-Provence : « Je croise les doigts pour cet été. » En attendant, elle poursuit son combat féministe.

À partir de quand la littérature est-elle devenue vitale pour vous ?

Sofi Oksanen : Ma chambre de petite fille, au papier peint rose, est remplie de livres, dont mon préféré, Jane Eyre, offert par ma mère à 9 ans. Je lisais aussi Anna Karénine ou Autant en emporte le vent. La Finlande possède un bon réseau de bibliothèques. Il y en avait une à côté de mon école, alors j'y allais tous les jours. J'ai commencé à écrire mon journal intime à 6 ans. Un an plus tard, je me suis mise à inventer des histoires. Je n'ai jamais construit de châteaux de sable, mais j'adorais bâtir des récits se déroulant à l'intérieur de ces derniers (rires).

L'écriture vous rend-elle libre ?

Oui, puisqu'elle est illimitée. L'actrice Uma Thurman dit que son métier l'aide à se sentir plus vivante. C'est également mon cas. Paradoxalement, l'écriture me consume car elle exige beaucoup de temps, mais il ne faut jamais y renoncer. Je voulais être écrivain depuis ma plus tendre enfance, comme si ce chemin m'avait choisie...

La source média référencée est manquante et doit être réintégrée.

L'Histoire représente un fil rouge de votre œuvre. Pourquoi influence-t-elle les « vies invisibles » ?

J'aime voir ce qui se cache dans les coulisses de l'Histoire. Comment les événements affectent un individu. L'Histoire est centrée sur les grands hommes, or je préfère m'attacher à ceux qui ne figurent pas dans les manuels officiels. Ici, je raconte le fossé économique entre l'Europe de l'Est et de l'Ouest, ainsi que la corruption en Ukraine. Impossible d'y échapper, tant elle est ancrée dans la vie de tous les jours. Ce « roman du retour » nous rappelle que les pays baltes ne se sont pas libérés après la Seconde Guerre mondiale, mais à la fin de l'occupation soviétique.

Pourquoi la question de la place est-elle fondamentale dans votre travail ?

Je l'explore depuis que je suis née car j'ai grandi entre deux pays et deux systèmes de pensée : la démocratie et la dictature. Tout opposait la Finlande et l'Estonie. Si la première cultivait l'indépendance et la liberté d'expression, la seconde a perdu tant de choses... Cela m'attriste beaucoup... Je suis à la fois une outsider et une insider. N'est-ce pas parfait pour un écrivain ?

Est-ce un roman sur l'appartenance à un pays, une famille et un corps ?

Complètement. La Terre, le Sol ou la Nation sont rattachés au corps féminin. Voyez la France, incarnée par Marianne. Quand j'écris sur la fertilité en Ukraine, j'y vois une métaphore de l'identité. Le background de mon héroïne Olenka s'inscrit dans l'histoire des migrants. Étant multiculturelle, où se situe sa maison ? Beaucoup ont souffert de la « russification » de leur culture ou de leur langue, à éradiquer. L'Ukraine voulait se donner une identité soviétique, or soudain elle disparaît. Lorsque je l'ai visitée, j'ai été frappée par le nombre de statues de Lénine. Elles n'incarnaient guère la nostalgie du passé, mais évoquaient plutôt la génération future. Il est important de saisir l'Histoire, pour pouvoir pardonner et se réconcilier avec elle.


Vous explorez l'exploitation sexuelle ou maternelle du corps féminin. Pourquoi ?

Parce qu'il est souvent considéré comme une chose dont on peut profiter, voire une marchandise à exploiter. Ici, j'aborde le thème du don d'ovocytes et des mères porteuses. Un business lucratif, dominé par les hommes. En Ukraine, il n'existe ni contrôles internationaux ni règles éthiques à ce sujet. On peut choisir le sexe de son bébé. Ces femmes ne bénéficient pas d'aide légale, financière ou psychologique. Elles le font pour l'argent, mais que se passe-t-il lorsqu'il y a des complications ? Je prône l'accès à des soutiens gratuits en cas de besoin. Grâce à mes livres, les gens ont pris conscience de ce trafic d'êtres humains, mais les criminels, à la tête de ces réseaux, ont toujours une longueur d'avance. Changer les lois et les règles éthiques constitue un long chemin.

Une jupe trop courte (Points) sort également ce mois-ci. L'écriture est-elle une épée pour dénoncer la violence faite aux femmes ?

Ce texte pointe plusieurs sortes de violences envers elles. L'écriture est une arme et un cri ! C'est pourquoi le mouvement #MeToo me ravit. La parole des femmes s'est libérée. On n'en est pas encore à l'égalité, mais les choses sont en train de bouger.

 

Qu'est-ce qui fait la force de votre héroïne, Olenka, et la vôtre ?

Je vois tous mes personnages comme des survivants. Surtout les femmes... Même en cas de situation désespérée, elles parviennent à avancer. (Pensive) Je ne crois pas être une survivante, mais j'aime explorer ce thème. Olenka porte des choses terribles en elle, qu'elle n'a pas pu partager. Si on n'a pas les mots pour s'exprimer, c'est dur de vivre avec nos secrets ou les monstres du passé. Il faut les nommer, telle est ma force. Écrire représente une source d'énergie, une raison d'exister. En Finlande, 53 % des écrivains sont des écrivaines. Je n'ai donc pas rencontré d'obstacles pour en devenir une. Avant, aucune d'entre elles ne s'emparait du sujet des femmes dans l'Histoire, surtout lié à la politique ou à l'Union soviétique. Mon rôle ne consiste pas à leur donner une voix, mais à provoquer une prise de conscience concernant celles qui n'étaient ni vues ni entendues. Grâce aux traductions, mon répertoire féminin peut s'imposer au sein de la littérature mondiale.

Vous espérez quoi, aujourd'hui ?

Que la culture survivra malgré ces temps de pandémie. J'aspire aussi à plus d'égalité sexuelle et sociale.

Sofi Oksanen
Le parc à chiens Traduit du finnois par Sébastien Cagnoli
Stock
Tirage: 13 000 ex.
Prix: 24 € ; 480 p.
ISBN: 9782234089532
Sofi Oksanen
Une jupe trop courte Traduit du finnois par Sébastien Cagnoli
Points
Tirage: 4 500 ex.
Prix: 6,90 € ; 112 p.
ISBN: 9782757887332

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