Histoire de l'édition

Six grands procès 5/6 : le secret du docteur Gubler

François Mitterrand à sa sortie de l’hôpital Cochin le 23 juillet 1994. A droite, Bernard Debré, responsable du service d'urologie. Derrière, le docteur Claude Gubler, son médecin personnel. - Photo Pool BASSIGNAC/DUCLOS/GAMMA

Six grands procès 5/6 : le secret du docteur Gubler

Le 18 janvier 1996, le livre du docteur Claude Gubler, Le grand secret, publié la veille chez Plon, est interdit à la vente par le tribunal de grande instance de Paris. Un acte de censure radical et rarissime, à la mesure d’une affaire exceptionnelle.

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Par Emmanuel Pierrat
Créé le 09.12.2016 à 00h33 ,
Mis à jour le 09.12.2016 à 07h30

Rarement livre aura autant mérité son titre que Le grand secret. Car de "secret", il sera question de bout en bout dans cette histoire qui aura propulsé sur le devant de la scène médiatique et judiciaire un modeste médecin de quartier parisien aux allures de petit-bourgeois balzacien.

Tout commence très banalement en 1969, quand Danielle Mitterrand, l’épouse de François Mitterrand et mère de leurs deux garçons, choisit un nouveau médecin de famille, le docteur Claude Gubler, un jeune généraliste dont le cabinet est domicilié rue Saint-Placide, près du jardin du Luxembourg, quartier parisien où habitent à l’époque les Mitterrand. Pendant plus de dix ans, François Mitterrand est un patient facile : jamais malade.

Le docteur Claude Gubler à la 17e chambre correctionnelle, en juin 1996. L’interdiction de son livre sera maintenue, et il sera condamné à quatre mois de prison avec sursis.- Photo ALAIN BUU/GAMMA

Le 10 mai 1981, François Mitterrand est élu président de la République. Claude Gubler devient son médecin personnel : c’est lui qui aura la charge de rédiger les bulletins de santé que le nouveau président s’engage à publier deux fois par an.

Cancer de la prostate

A la fin de l’été 1981, des douleurs dans le dos contraignent François Mitterrand à une hospitalisation au Val-de-Grâce sous un faux nom - premier secret. Le diagnostic est glacial : cancer de la prostate. La gauche vient d’arriver au pouvoir et la droite ne cesse de prédire l’échec socialiste. François Mitterrand juge que révéler sa maladie serait de très mauvaise politique. Il ordonne à Claude Gubler, qui s’exécute, de publier un bulletin de santé mensonger. Personne ne saura rien de la maladie du président, désormais classée secret d’Etat. C’est le début du "grand secret".

Comme son ombre

Il va durer onze ans. Onze ans pendant lesquels Claude Gubler, qui a fermé son cabinet, va suivre François Mitterrand comme son ombre, armé d’une mallette contenant les traitements d’urgence qu’il est seul à dispenser en cas de crise. En 1992, le développement de la maladie oblige à une intervention chirurgicale impossible à cacher. François Mitterrand annonce publiquement son cancer, mais comme s’il venait tout juste d’être diagnostiqué. A l’automne 1994, les progrès inquiétants de la maladie font comprendre au chef de l’Etat que tout est perdu. Claude Gubler est brutalement congédié, au profit d’un autre médecin, le professeur Tarot, qui va prendre l’ascendant pour accompagner son patient durant ses derniers mois.

En mai 1995, François Mitterrand quitte l’Elysée, au terme de ses deux septennats. Durant l’été, Claude Gubler, qui n’a pas digéré son éviction, commence, avec un journaliste de Paris-Match, Michel Gonod, la rédaction d’un livre qui dévoile le pot aux roses. Le manuscrit est achevé fin octobre. Le contrat signé avec Plon, le 8 novembre. Tout cela dans le plus grand secret - un de plus.

L’ancien président de la République décède le 8 janvier 1996. Neuf jours plus tard, Le grand secret, que personne n’avait vu venir, est en librairie. Un "timing" en apparence idéal, qui va se révéler désastreux. L’importance des révélations contenues dans l’ouvrage provoque un emballement médiatique et une ruée dans les librairies. En moins de quarante-huit heures - jusqu’à son retrait de la vente -, l’ouvrage s’écoule à 40 000 exemplaires ! Mais la veuve et les deux fils de François Mitterrand ont demandé en justice l’interdiction du livre, au motif qu’il révèle l’intimité du président défunt et, surtout, qu’il brise un autre secret, sacro-saint celui-ci : le secret médical. Saisi dans l’urgence, le juge des référés interdit, le 18 janvier, la diffusion du livre "à titre conservatoire". Le grand secret disparaît des librairies, mais il donnera lieu au premier piratage d’envergure d’un livre sur Internet.

Rarissime

Rappelons que, en France, la décision, par les juges, d’interdire un livre est rarissime. Cependant, cet acte de censure caractérisé n’a pas suscité, à l’époque, la levée de boucliers qu’une telle mesure aurait pu inspirer dans d’autres circonstances. En effet, si le livre du docteur Gubler était déjà sous presse au moment de l’agonie de François Mitterrand, sa sortie aurait néanmoins pu être retardée : l’absence d’un délai de viduité, alors que l’émotion suscitée par le décès de l’ancien président n’était pas retombée, a choqué. En outre, la violation manifeste du secret médical n’a pas manqué de jeter le trouble. Aucun médecin n’a pris la défense du docteur Gubler ; il sera même exclu des rangs de la profession par le conseil de l’Ordre.

L’affaire est jugée au fond six mois plus tard, les 13 et 14 juin 1996, devant la 17e chambre correctionnelle de Paris. Le docteur Claude Gubler est poursuivi "pour avoir révélé des informations à caractère secret, dont il était dépositaire en qualité de médecin, sur l’état de santé et sur les traitements" de son illustre patient.

Domestique

L’ancien médecin a tout le monde contre lui. L’avocat général, ça va de soi, en l’occurrence le substitut du procureur Edith Dubreuil, qui n’hésite pas à jouer l’humiliation, comparant le docteur Gubler à "ces domestiques qui révèlent les secrets de leurs maîtres", avant d’asséner avec plus de gravité : "Une civilisation se mesure à l’aune de la confiance qu’elle donne à ses confidents. S’il n’y a pas de secret, il n’y a pas de dignité humaine." L’avocat de la famille Mitterrand, on s’en doute, Me Georges Kiejman, très en forme et très remonté, apostrophant le docteur Gubler : "Vous savez fort bien que la pire des peines que vous aurez à subir, c’est de vous être mis à la disposition des marchands du temple. François Mitterrand était un homme parmi les hommes, et s’il y avait quelqu’un qui ne devait pas l’oublier, c’est son médecin."

Même le président du tribunal ne témoigne guère de mansuétude envers le prévenu, maniant aussi bien l’ironie - "Je ne comprends pas : le Président Mitterrand vous dit chut, silence. Et vous, qu’est-ce que vous faites ? Vous en faites un livre !" - que la fibre morale : "Quand même, ce livre ne devait pas sortir si vite. Pourquoi n’avoir pas retardé sa sortie ?" Et comme le docteur Gubler lui répond : "L’édition, ce n’est pas mon affaire. Mais c’est vrai que j’aurais préféré un délai de décence", le président d’insister : "Pourquoi ne pas l’avoir exigé ?""J’aurais dû taper du poing sur la table", conclura - et déplorera - Gubler.

Le journaliste Michel Gonod et l’éditeur, représenté par son P-DG de l’époque, Olivier Orban, sont également poursuivis, pour complicité. Ce dernier plaidera - en vain - l’importance testimoniale du livre : "Je sais que personne n’est au-dessus des lois, mais je considérais que le secret médical avait été violé 32 fois par les différents communiqués de santé. Ayant entre les mains un document d’une telle nature historique, je n’allais pas le garder sous le coude. Mon devoir était de le publier."

Après trois semaines de délibéré, le tribunal rend son jugement le 5 juillet : l’interdiction de diffusion est maintenue, le docteur Gubler est condamné à quatre mois de prison avec sursis et, in solidum avec Michel Gonod et Plon, à verser 340 000 francs de dommages et intérêts à la famille, décisions qui seront confirmées en appel et validées par la Cour de cassation.

Huit ans plus tard

Cependant, l’affaire ne connaîtra son véritable épilogue judiciaire que huit ans plus tard, les éditions Plon ayant décidé de poursuivre le combat devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), au motif que l’interdiction de poursuivre la diffusion du Grand secret portait atteinte à la liberté d’expression, tel qu’il est défini à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.

La décision de la CEDH, rendue à l’unanimité le 18 mai 2004, et baptisée "arrêté Plon", est très importante dans la mesure où elle définit une conception relative du secret. Dans son dispositif, la Cour a en effet apprécié différemment l’interdiction de diffusion selon qu’elle a été décidée par le juge des référés ou par les juges du fond.

Le "passage du temps"

Dans le premier cas, le juge des référés statuant le lendemain de la publication du Grand secret, laquelle intervenait neuf jours après le décès de François Mitterrand, l’interdiction temporaire pouvait passer pour "nécessaire dans une société démocratique" et ne portait pas atteinte à l’article 10. En revanche, le maintien de l’interdiction prononcé par les juges du fond, rendu plusieurs mois après la mort de François Mitterrand, "ne répondait plus à un besoin social impérieux" et était donc "disproportionné avec les buts poursuivis". Et de préciser : "Il ne s’agit certes pas pour la Cour de considérer que les exigences du débat historique peuvent délier un médecin du secret médical qui, en droit français, est général et absolu, mais à partir du moment où celui-ci a été enfreint, le passage du temps doit nécessairement être pris en compte pour apprécier la compatibilité avec la liberté d’expression."

De bout en bout, le facteur temps aura été, avec le secret, un élément capital de cette affaire. Quand la CEDH rend son arrêt, toute la vérité sur le cancer du défunt président a été amplement dévoilée dans la presse magazine et à la télévision - avec plus de détails que dans le livre du docteur Claude Gubler. Au final, Le grand secret sera réédité en 2005 mais au Rocher (avec l’accord de Plon) et avec un tirage de 15 000 exemplaires qui peinera à s’écouler.

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