Essai/Royaume-Uni 5 octobre John Gross

Pour son ami Bassanio prétendant à la main de Portia, la belle héritière de Belmont, le marchand vénitien Antonio contracte une dette envers l'usurier juif Shylock. Ne pouvant hypothéquer les 3 000 ducats sur ses bateaux qui sont en mer, il accepte comme garantie du prêt « gratuit » fait par Shylock que ce dernier puisse prélever sur sa personne une livre de chair en cas de défaut de paiement. Le créancier, ne voyant pas la couleur de son argent, exige son dû. On connaît la suite. Bassanio devenu l'époux de Portia revient à Venise avec le double de la somme mais le cruel Shylock n'en démord pas : après l'heure ce n'est plus l'heure, il veut une livre de la chair d'Antonio tel que stipulé dans le contrat.


Le marchand de Venise de Shakespeare, écrit entre 1596 et 1598, est une comédie - car tout se finit bien, qui était si mal engagé - sur le légalisme, l'argent, le profit et la figure du Juif avare et procédurier qu'incarne Shylock. Dans Shylock et son destin, l'éminent critique anglais et ancien rédacteur en chef du Times Literary Supplement mort en 2011, John Gross, analyse le personnage shakespearien en retraçant ses avatars à travers les âges - d'Elisabeth Ire à la montée de l'antisémitisme des années 1930 et de la Shoah - et sur les planches - l'emploi du célèbre Juif qu'ont tenu tour à tour les acteurs romantiques et victoriens. On observe son glissement vers un pathos pétri d'humanité.

Inspiré par un recueil de contes italiens, Il Pecorone (« Le Simplet »), Shylock est façonné par l'antijudaïsme de son siècle. Le sentiment contre les « juifs perfides » est prégnant dans le contexte élisabéthain. Dans l'imaginaire médiéval déjà, ils ont la réputation d'être des empoisonneurs, des sorciers, des mangeurs d'enfants. En 1290, sous Edouard Ier, ils sont expulsés. En 1609, un nouveau décret chasse hors de l'île les marranes de la péninsule Ibérique qui avaient trouvé refuge en Angleterre et y commerçaient, ces récents convertis considérés comme des crypto-juifs. Quelques années plus tôt, Lopez, un marrane portugais faussement accusé de haute trahison, est condamné à la pendaison et la mise en quartiers... Alors que Le Juif de Malte (1589) de son contemporain Marlowe portraiture un Barabas, « ogre de bande dessinée », d'une avidité bouffonne, le barde de Stratford ne se contente pas de puiser dans l'archétype existant : il brosse, malgré des traits traditionnellement attribués aux coreligionnaires de l'usurier, un personnage plus complexe. Si Shylock prête de l'argent contre intérêts, ce qui est odieux et contraire à la morale évangélique (notons qu'on interdisait aux juifs d'exercer la plupart des métiers, et il ne leur restait que ceux qui étaient prohibés aux chrétiens), Shakespeare lui souffle la fameuse tirade « Un juif n'a-t-il pas des yeux ? », son plaidoyer pro domo au procès où il est confronté à Portia déguisée en juriste... L'humanité en partage (d'où diffère-t-il des autres hommes ?), le respect du cadre juridique (son contrat garantissant le remboursement de sa dette en nature), qui n'est pas plus inique que ce qu'autorise déjà la loi, pour preuve, l'esclavage. Shakespeare instille une lumière trouble.

Dans cet essai passionnant, John Gross montre enfin le rôle croissant du capital sous les Tudor et que, au fond, Dr Jekyll/l'homme d'affaires Antonio et Mr Hyde/le « banquier » Shylock sont l'avers et le revers d'une même médaille à l'effigie de l'homo œconomicus.

John Gross
Shylock et son destin : de Shakespeare à la Shoah -Traduit de l’anglais par Janice Valls-Russell et Lucie Marignac
Rue d’Ulm
Tirage: 900 ex.
Prix: 26 euros ; 384
ISBN: 9782728805952

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