Shanghai a beau revendiquer 1 322 "librairies" de toutes dimensions, l’essentiel est là, sur quelques centaines de mètres de Fuzhou Lu, où pullulent également les papeteries et boutiques de calligraphie et de matériel de dessin. Au numéro 465 de cette avenue typique du centre-ville, l’impressionnante Shanghai Book City, détenue à parts égales par le grand distributeur public Xinhua et le quotidien Shanghai Daily. Au pied de l’imposant immeuble du groupe Century, qui concentre désormais l’essentiel des maisons d’édition (une trentaine de sociétés) de la première métropole de Chine (23,5 millions d’habitants), elle déploie sur 7 niveaux, agrémentés d’un Starbucks Coffee en mezzanine, plus de 10 000 m2 de livres dans une atmosphère de grand supermarché. L’Art Bookstore lui fait presque face au numéro 424.
A quelques pas, au numéro 401, la Shanghai Ancient Bookstore se consacre au livre ancien. Au 390, la Foreign Language Bookstore propose sur quatre niveaux et plusieurs milliers de mètres carrés quelque 100 000 titres importés, dont cinq colonnes de romans français, avec beaucoup de classiques, principalement en poche ("Petits classiques Larousse", GF, Folio, J’ai lu, Le Livre de poche), et une colonne de dictionnaires et d’ouvrages de référence sur la langue française. De l’autre côté, au 579, Fuzhou Lu, le Popular Book Hall, une librairie privée en étages, frappante par ses efforts de décoration dans le style shanghaien (briques grises, colonnes), avec des éclairages indirects, un coin pour enfants à leur hauteur et un café intégré, complète le tableau.
Edition et prostitution
De la fin du XIXe siècle au début des années 1950, alors que "tous les auteurs modernes habitaient à Shanghai", rappelle Zhao Wuping, vice-président de Shanghai Translation Publishing House, l’un des premiers éditeurs de littérature étrangère de Chine, ce petit quadrilatère de Fuzhou Lu a été "le Charing Cross de Chine, à la fois quartier de l’édition et de la prostitution", pointe l’éditeur en faisant référence au foyer originel de l’édition londonienne. "Mais, précise-t-il, ce n’est plus le cas." Comme les autres régions de Chine, Shanghai a conservé un ou deux grands groupes d’édition, mais la plupart sont aujourd’hui basés à Pékin. Même les "ateliers d’édition", ces packagers privés qui ont profondément renouvelé l’édition chinoise depuis douze ans, ne sont qu’une dizaine vraiment significatifs à Shanghai, dont, il est vrai, le très dynamique Shanghai 99 ainsi que Zhong Shu, contre plusieurs centaines dans la capitale.
L’existence d’une autre librairie privée réputée éloignée de Fu-zhou Lu, installée en sous-sol dans la station de métro Huaihai Road, située devant la grande bibliothèque municipale, la belle Jifeng Bookstore, dédiée à la littérature, aux sciences humaines et à l’art, quoique en perte de vitesse depuis son changement de propriétaire et son déménagement en 2012, ne fait que corroborer le constat. Détrônée par Pékin, que le gouvernement central a choisi comme siège pour l’édition chinoise au début des années 1950, Shanghai, "où est née l’édition moderne du fait de son rapport particulier à l’Occident", remarque Ts’ao Yuanyong, directeur éditorial adjoint de Shanghai Literature & Art Publishing House, n’est plus le principal foyer de la vie éditoriale, littéraire et intellectuelle de Chine qu’il a été jusqu’au lendemain de la révolution de 1949.
"La ville manque cruellement de "lieux du livre", déplore Huang Yuhai, fondateur et P-DG de Shanghai 99, l’un des deux principaux ateliers d’édition privés de Chine. Même la bibliothèque n’a rien de remarquable, et il n’y a pas de lieux de rendez-vous spécifiques de la communauté littéraire comme des cafés ou des restaurants."
Il y a une douzaine d’années, l’affirmation de la Foire du livre de Pékin, fin août, comme seule manifestation professionnelle internationale du pays - alors que ce rôle était auparavant joué en alternance une année sur deux par les deux villes -, a sonné comme un coup de grâce, mais aussi incité les autorités locales à réagir. A la mi-août, le Salon du livre de Shanghai s’impose désormais comme une grande manifestation populaire avec plus de 700 événements et quelque 300 000 visiteurs. Depuis trois ans, il se double d’une Semaine littéraire internationale de Shanghai, organisée par la mairie, avec des rencontres, des forums et des signatures autour d’une demi-douzaine d’auteurs invités comme, en 2011, J. M. G. Le Clézio. "Ces auteurs interviennent aussi dans les bibliothèques, les librairies, les universités… Toute la ville est impliquée", se réjouit Ts’ao Yuanyong, directeur éditorial adjoint de Shanghai Literature & Art, l’une des maisons littéraires les plus renommées du pays. En parallèle, la Shanghai Press and Publication Administration (SPPA, branche locale de l’administration d’Etat de la presse et de l’édition), a créé l’an dernier, avec Reed Exhibitions China, la foire professionnelle jeunesse CCBF (China Shanghai International Children’s Book Fair), prolongée par des événements dans les écoles et les universités (1). Sa deuxième édition, en novembre prochain, se déroulera à Shanghai World Expo, le site de l’Exposition universelle de 2010.
Une ville-monde
La ville accueille d’autres initiatives plus dispersées. L’Association des écrivains de Shanghai, présidée par la très active Wang Anyi (voir p. 25), organise des conventions et des rencontres, parfois ouvertes au public. Un club, la Royal Asiatic Society, organise régulièrement des séminaires où le livre tient une place importante et invite des écrivains. Le restaurant renommé M on the Bund, détenu par un Australien, propose un festival annuel de littérature en mars avec de nombreux auteurs étrangers. L’Alliance française programme chaque année une demi-douzaine de rencontres avec des auteurs français.
"Shanghai, la ville la plus internationale de Chine, a une tradition culturelle et littéraire avec laquelle nous voulons renouer et que nous voulons développer, affirme le directeur adjoint de la SPPA, Kan Ning Hui. Nous souhaitons encourager la lecture, améliorer la qualité de la production et ainsi assurer la survie des librairies et de l’industrie éditoriale", ajoute-t-il. Et de préciser : "Nous avons étudié de près les moyens utilisés par la France, très populaire à Shanghai, pour protéger ses librairies et développer la lecture, et nous nous en inspirons." Cette "nouvelle politique du livre" se traduit notamment, depuis 2012, par la mise en place d’un fonds d’aide à la librairie privée et de promotion de la lecture de 50 millions de yuans (5,9 millions d’euros). "Nous sommes la seule administration locale chinoise à faire cela", se félicite Kan Ning Hui, qui voit sa ville, invitée du Salon du livre de Paris du 21 au 24 mars, comme la "Paris de l’Orient". Une "alliance des médias" pour la promotion du livre a par ailleurs été formée en avril 2013, et un fonds de 1 million de yuans (près de 120 000 euros) par an est dégagé depuis l’an dernier pour soutenir les clubs de lecteurs.
Ces réseaux de lecteurs privés ou d’entreprises sont nombreux à Shanghai qui, à défaut d’avoir pu conserver sa position éditoriale privilégiée, bénéficie toujours de nombreux atouts pour redévelopper une identité littéraire et intellectuelle. Car de l’avis de tous les professionnels du livre, il y a bien un esprit de Shanghai, très différent de celui de Pékin. "Si la ville n’est pas tellement puissante sur le plan éditorial, elle l’est en termes de consommation de livres, observe le consultant spécialisé sur le marché du livre chinois, David Péchoux (DDP), qui y est installé. Elle a de plus en plus l’énergie d’une ville-monde, comme New York, et les humiliations des concessions étrangères, il y a un siècle, sont devenues pour elle un atout dans la Chine d’aujourd’hui où elle se révèle plus compatible à l’ouverture vers l’étranger." "Le lectorat de Shanghai est plus éduqué et il a une vraie tradition de lecture", souligne le vice-président de Shanghai Translation, Zhao Wuping. D’ailleurs, ajoute-t-il, toute la culture, les nouveaux livres, les nouvelles pièces de théâtre, les nouveaux films sont d’abord lancés à Shanghai, qui sert de caisse de résonance. Même le piratage commence à Shanghai, où les livres sont vendus à des prix cassés à la sortie du métro", plaisante-t-il.
Symptomatiquement, "40 % des romans lus à Shanghai sont des romans étrangers, contre seulement 20 à 25 % dans l’ensemble de la Chine", signale David Péchoux. En parallèle, d’après Zhu Jiayun, acheteur chez Shanghai Book Trade, l’une des sept sociétés d’import-export officiellement reconnues en Chine, et qui détient la Foreign Language Bookstore sur Fuzhou Lu, "de plus en plus de Shanghaiens veulent apprendre les langues étrangères pour s’ouvrir au monde". Sa société développe ses importations en littérature générale comme en livre d’art, car "il y a à Shanghai une clientèle qui a de l’argent pour le livre d’art comme nulle part ailleurs en Chine", assure-t-il. Vice-présidente de Dangdang.com, la principale librairie en ligne chinoise, où elle s’occupe de la production jeunesse, Wang Yue confirme : "On trouve à Shanghai un niveau de vie plus élevé et des attentes plus qualitatives. Dans le livre comme dans les autres secteurs, le public est plus ouvert aux nouvelles tendances."
Nouvelle génération
"Shanghai est une ville ouverte, avec des rapports historiquement particuliers avec l’Occident et, du point de vue de l’édition, une ville de commerce et de loisirs très différente de Pékin, à la culture plus officielle et plus politique : tout y est possible, il y a beaucoup d’opportunités, complète Huang Yuhai qui, élevé à Hangzhou mais né à Shanghai, y est retourné dès qu’il a commencé à travailler. Pour un éditeur comme moi, c’est la ville idéale." "Les éditeurs de Shanghai se considèrent comme les héritiers d’une longue tradition, ajoute Zhao Wuping, de Shangai Translation. Nous faisons de la qualité. S’il existe deux traductions d’A la recherche du temps perdu, les lecteurs choisiront la nôtre, d’autant qu’il y a de très bons traducteurs à Shanghai." Chez Shanghai Literature & Art aussi, le directeur éditorial adjoint, Ts’ao Yuanyong, se félicite : "La plupart des écrivains chinois apprécient que leurs livres soient publiés chez nous. Cela nous laisse la possibilité de choisir les meilleurs romans."
Au demeurant, si la majorité des auteurs publiés par les éditeurs de Shanghai réside en fait ailleurs, la scène littéraire shanghaienne est restée vivace et continue de se renouveler. Aux côtés des références aujourd’hui sexagénaires ou presque tels Wang Anyi, Sun Ganlu, Jin Yucheng, Chen Cun ou Ye Xin, une nouvelle génération de talents a émergé depuis vingt ans, même s’ils sont plus "controversés", pour reprendre le terme pudique d’un éditeur, et s’ils ne figurent pas du coup dans la délégation officielle présente au Salon du livre de Paris. Il en va ainsi des fameuses Mian Mian (Les bonbons chinois) et Wei Hui (Shanghai baby), de l’écrivain et blogueur Han Han, de Guo Jingming, également très populaire chez les jeunes, des jeunes auteurs de thrillers Cai Jun et Na Duo, ou encore de Sha Yexin, un auteur de théâtre très connu dans les années 1980, mais qui n’est pas autorisé à publier. <
(1) Voir "L’édition jeunesse chinoise tient vitrine", dans LH 974, du 15.11.2013, et nos articles sur Livreshebdo.fr.
17 auteurs au Salon du livre de Paris
Les dix-sept écrivains de la délégation shanghaienne officielle au Salon du livre de Paris, dont trois pour la jeunesse, participeront à des rencontres sur le pavillon de 300 m2 conçu en partenariat avec la SPPA (Shanghai Press and Publication Administration) et l’Institut français de Chine.
Bi Feiyu
Né en 1964 à Xinghua (Jiangsu), élevé à la campagne, il écrit très tôt des poèmes, des nouvelles et des romans. Il est lauréat, en 2011, du prix Mao Dun (le "Goncourt chinois") et du Man Asian Literary Prize.Disponibles en français :
L’opéra de la lune, trad. Claude Payen, Philippe Picquier, 2003, et "Picquier poche", 2009.
De la barbe à papa un jour de pluie, trad. Isabelle Rabut et Angel Pino, Actes Sud, 2004.
Trois sœurs, trad. Claude Payen, Philippe Picquier, 2005, et "Picquier poche", 2007.
Les triades de Shanghai, trad. Claude Payen, Philippe Picquier, 2007, et "Picquier poche", 2010.
La plaine, trad. Claude Payen, Philippe Picquier, 2009, et "Picquier poche", 2011.
Les aveugles, trad. Emmanuelle Péchenart, Philippe Picquier, 2011, et "Picquier poche", 2013.
Chen Danyan
Auteure de livres pour la jeunesse, de nouvelles et de romans née en 1958, elle a écrit sur l’adolescence, puis produit des récits documentaires sur Shanghai et des récits de voyage. L’une de ses nouvelles a été publiée dans Shanghai : histoire, promenades, anthologie et dictionnaire, édité sous la direction de Nicolas Idier (R. Laffont, 2010).
Cheng Xiaoying
Auteur de nouvelles et de romans né en 1956, il est rédacteur en chef adjoint du magazine Ecrivains de Shanghai.
Huang Beijia
Née en 1955 à Rugao, directrice et vice-présidente de l’Association des écrivains du Jiangsu, elle écrit des livres pour la jeunesse et des romans adaptés au cinéma, à la télévision et au théâtre.Disponibles en français :
L’école des vers à soie, trad. Patricia Batto et Gao Tian Hua, "Picquier jeunesse", 2006.
Ephémère beauté des cerisiers en fleurs, trad. Philippe Denizet, Librairie You-Feng, 2005.
Comment j’ai apprivoisé ma mère, trad. Li Hong et Gilles Moraton, Philippe Picquier, 2008.
Jin Yucheng
Né en 1952 à Shanghai, rédacteur en chef adjoint de Littérature de Shanghai, il a publié plusieurs romans non traduits en français dont Fleurs resplendissantes, lauréat de plusieurs prix en Chine.
Li Er
Professeur de littérature chinoise né en 1966 dans le Henan, il a signé une cinquantaine de récits, cinq recueils de nouvelles et deux romans.Disponible en français :
Le jeu du plus fin, trad. Sylvie Gentil, Philippe Picquier, 2014.
Lu Nei
Né en 1973, écrivain et scénariste de cinéma après avoir été ouvrier, représentant et publicitaire, il a publié cinq romans, non traduits en français, qui ont obtenu de nombreux prix.
Liu Zhenyun
Né en 1958 à Yanjin (Henan), il a publié plusieurs recueils de nouvelles dont Peaux d’ail et plumes de poulet (Bleu de Chine, 2006), dont l’adaptation à la télévision l’a rendu célèbre, et Les mandarins (Bleu de Chine, 2004), ainsi que des romans dont Le téléphone portable, paru en 2003 en même temps que son adaptation cinématographique.Disponibles en français :
Se souvenir de 1942, trad. Geneviève Imbot-Bichet, Gallimard, "Bleu de Chine", 2013.
En un mot comme en mille, trad. Isabelle Bijon et Wang Jiann-Yuh, Gallimard, "Bleu de Chine", 2013.
Qin Wenjun
Auteure pour la jeunesse née en 1954, elle a publié 48 titres, non traduits en français, dont une dizaine adaptés au cinéma et à la télévision. Elle est vice-présidente de l’Association des écrivains de Shanghai.
Sun Ganlu
Né en 1959, il est auteur de romans, d’un recueil de nouvelles, de livres illustrés et d’essais et a été plusieurs fois primé. Vice-président de l’Association des écrivains de Shanghai, commissaire du Salon du livre de Shanghai et de la Semaine internationale de la littérature de Shanghai, il dirige la revue littéraire Germes, la revue pour enfants Connaissances essentielles et l’hebdomadaire Shanghai.Disponible en français :
Respirer, trad. Nadine Perront, Philippe Picquier, 1997.
Teng Xiaolan
Née en 1976, elle a notamment publié le roman Les beaux jours, traduit en Angleterre et bientôt en Pologne, dans lequel elle propose une vision rajeunie de Shanghai.
Wang Anyi
Née en 1954 dans un milieu intellectuel qui a subi les persécutions du régime dans les années 1950 à 1970, elle a publié ses premiers écrits en 1976. Figure emblématique de la littérature dans la cité, elle est présidente de l’Association des écrivains de Shanghai depuis 2001 et, en France, chevalier des Arts et des Lettres depuis 2013.Disponibles en français :
Le chant des regrets éternels, trad. Yvonne André et Stéphane Lévêque, Philippe Picquier, 2006, et "Picquier poche", 2008.
Amour dans une petite ville, trad. Yvonne André, Philippe Picquier, 2007, et "Picquier poche", 2010.
Amour sur une colline dénudée, trad. Stéphane Lévêque, Philippe Picquier, 2008, "Picquier poche", 2010.
Amour dans une vallée enchantée, trad. Yvonne André, Philippe Picquier, 2008, "Picquier poche", 2011.
A la recherche de Shanghai, trad. Yvonne André, Philippe Picquier, 2011.
Le plus clair de la lune, trad. Yvonne André, Philippe Picquier, 2013.
Xiao Bai
Xiao Bai est le pseudonyme d’un auteur, né à Shanghai en 1969, connu pour des romans et essais atypiques.A paraître en français :
Concession, Philippe Picquier, 2015.
Yuan Xiaoyi
Née en 1973, professeure de littérature française, traductrice et critique littéraire, elle a traduit des œuvres de Rousseau, J. M. G. Le Clézio et Milan Kundera. Elle est doyenne de la faculté des langues étrangères à l’Ecole normale supérieure de la Chine de l’Est.
Zhao Lihong
Poète et essayiste né en 1952, il est vice-président de l’Association des écrivains de Shanghai et directeur du mensuel Littérature de Shanghai.
Zhou Jianing
Née en 1982, est déjà l’auteure de six romans et d’un recueil de contes. Elle est également traductrice d’auteurs anglophones dont la romancière britannique Jeanette Winterson et l’Américaine Miranda July.
Zhu Xiaolin
Née à Shanghai en 1956, a fait ses études en France où elle a obtenu un master de lettres modernes à l’université de Lyon-2 et qui a inspiré ses textes publiés dans divers journaux. Elle est maître de conférences à l’Institut du chinois langue étrangère de l’Ecole normale supérieure de la Chine de l’Est. Deux de ses nouvelles ont été adaptées, au cinéma et au théâtre.D’après les données CNL/Salon du livre de Paris et Electre