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Sentimental : c'est nouveau, c'est porno

JEAN-CHRISTIAN BOURCART/RAPHO

Sentimental : c'est nouveau, c'est porno

La traduction française de Fifty shades of Grey vient tout juste de paraître en librairie que les éditeurs cherchent déjà à capitaliser sur l'engouement pour ce roman d'amour érotique.

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Par Daniel Garcia
Créé le 27.11.2014 à 17h08 ,
Mis à jour le 27.01.2015 à 15h08

La mode et l'industrie du luxe ont connu leur période "porno chic" au début des années 2000. Le monde de l'édition s'apprête à essuyer une vague "porno soft", en réplique au tsunami Fifty shades of Grey. Comme chaque fois qu'un best-seller inattendu défraie la chronique commerciale, les appétits s'aiguisent et ce qui n'était, au départ, qu'un ovni isolé devient tête de pont d'un nouveau courant éditorial. Avant d'être balayé par la mode suivante, ou de s'installer durablement.

DÉVOILE-MOI J'AI LU. Le premier volume de la trilogie Crossfire, de l'Américaine Sylvia Day, révélé comme Fifty shades of Grey par Internet.

Le succès planétaire de Twilight avait provoqué une floraison de vampires. Aujourd'hui, la vogue est à l'érotisme. Mais attention : vu par les femmes. Et pour les femmes. Dans les pays anglo-saxons, où Fifty shades of Grey est paru en 2011, la tendance s'est installée. Le nombre de propositions envoyées par les agents aux principaux éditeurs français de littérature sentimentale en est la preuve. "Depuis six mois, nous recevons énormément de romans érotiques", note Anne Coquet, directrice éditoriale d'Harlequin. "Je suis littéralement inondée", renchérit Margaret Calpena, responsable éditoriale chez J'ai lu. Tant aux Etats-Unis qu'en Angleterre, les 40 millions d'exemplaires déjà vendus par E. L. James ont suscité bien des vocations et des ambitions. Les clones ou les imitations de Fifty shades ne se comptent plus. Voire les parodies - consécration suprême du succès -, comme ce Fifty shades of chicken, annoncé aux Etats-Unis pour le 13 novembre et présenté comme le premier "mommy porn cookbook" (livre de cuisine porno pour mères de famille).

DÉLIVRE-MOI MICHEL LAFON. Un roman de la Britannique Julie Kenner à paraître en février 2013.

En France, alors que 50 nuances de Grey, la version française de Fifty shades of Grey éditée par Lattès, n'est que depuis deux jours en librairie avec une mise en place de 320 000 exemplaires, le frémissement est déjà perceptible. Déjà First annonce pour le 15 novembre Le décodeur de Fifty shades of Grey, accompagné selon l'éditeur d'une « initiation aux pratiques sadomasochistes illustrée de vingt jeux sexuels". Ainsi Fayard réédite le 31 octobre Histoire d'O, avec en bandeau cette précision destinée à renvoyer Fifty shades dans les abysses de la sous-littérature yankee : "Le chef-d'oeuvre de la littérature érotique". Le 6 novembre, la très vénérable maison Larousse publiera 50 nuances de plaisir, sorte de Kama-sutra directement inspiré des ébats d'Anastasia avec son milliardaire SM. Autrement exhume (7 novembre) La question sexuelle exposée aux adultes cultivés, un best-seller de la sexologie datant de 1906 : "Un livre à la fois désuet et très avant-gardiste, pour lequel nous avons eu le coup de coeur. Nous espérons qu'il profitera de l'effet buzz de Fifty shades pour rester sur les tables jusqu'à la Saint-Valentin", raconte Chloé Pathé, son éditrice. Michel Lafon ressort Les infortunes de la Belle au bois dormant d'Anne Rice, initialement paru chez Robert Laffont voici une quinzaine d'années. Comme pour Fifty shades, il s'agit d'une trilogie, mais plus "hard" : le premier tome, Initiation, paraît le 8 novembre (tirage : 15 000 exemplaires).

HISTOIRE D'O FAYARD. La réédition le 31 octobre du best-seller Histoire d'O, de Pauline Réage, qui sera proposé avec un bandeau  : "Le chef-d'oeuvre de la littérature érotique".

Une autre trilogie - à trois, c'est mieux... ? - est annoncée chez J'ai lu, celle-ci inédite : Crossfire de Sylvia Day, clone de Fifty shades révélé, comme lui, par Internet et qui connaît pareillement un gros succès de librairie aux Etats-Unis. Le premier tome, Dévoile-moi, paraîtra (exceptionnellement en grand format) le 7 novembre, avec un tirage de 45 000 exemplaires.

Un air polisson

Même les beaux livres s'y mettent. Pour Noël 2012, les "coffee table books" auront un petit air polisson. Sans parler du Bondage book de Nobuyoshi Araki, à paraître chez Taschen (750 euros l'édition de base, 2 500 euros l'édition de luxe : ça fait cher du lien !), signalons Orsay mis à nu, coédité par le musée d'Orsay et Place des Victoires, ou encore Ecrire le désir : 2 000 ans de littérature féminine érotique illustrée, coédité par Omnibus et la RMN.

Et pour 2013 ? Tout dépendra, bien sûr, de la réception, en France, de Fifty shades. Pour l'instant, pas question chez Harlequin, le poids lourd de la littérature sentimentale avec ses 650 nouveautés par an, de céder à la frénésie. Le programme 2013 n'a pas été modifié. D'autant que la maison d'édition possède déjà une collection érotique, "Spicy", certes plutôt confidentielle, puisqu'elle se limite à 6 ou 8 nouveautés par an. "Soit il ne se passe rien, et nous n'avons pas de raison de modifier un programme qui remplit ses objectifs, analyse Anne Coquet, soit Fifty shades est un best-seller aussi en France. Si les femmes manifestent qu'elles s'intéressent davantage au roman érotique, nous saurons prendre notre place et affronter la concurrence. Ce n'est pas la ressource qui manque !"

La concurrence ? Elle sera là où on ne l'attendait pas forcément. Ainsi, Michel Lafon ne se contentera pas de rééditer la scandaleuse Anne Rice. En février 2013, paraîtra un roman de Julie Kenner acheté à un éditeur anglais. Son titre français ? Délivre-moi. Et en mai 2013 paraîtra Le divin enfer de Gabriel, autre best-seller d'abord autopublié, acheté cette fois à un éditeur américain, qui raconte la liaison d'un professeur enseignant Dante avec l'une de ses élèves. Quant aux Presses de la Cité, elles viennent de préempter à Francfort le roman érotique de E. M. Adeline, S. E. C. R. E. T, également acheté par Crown et Bompiani.

Des scènes de plus en plus crues

Comment va réagir la ménagère française à tous ces Dévoile-moi, Délivre-moi et autres probables Détache-moi à venir ? "La littérature érotique était soit honteuse, soit désuète, juge Estelle Flory, éditrice pour la littérature étrangère chez Michel Lafon. Le genre pourrait bien regagner ses lettres de noblesse grâce à une approche plus contemporaine." Et Margaret Calpena, chez J'ai lu, de souligner : "Depuis quelques années, la littérature sentimentale est gagnée par l'érotisme. Les scènes "sensuelles" sont de plus en plus explicites et de plus en plus crues." Avec Fifty shades et ses clones, un pas de plus a été franchi, au grand plaisir, semble-t-il, des lectrices. "Mon public est encore composé à 60 % d'hommes, c'est-à-dire l'inverse d'une librairie générale, mais le public féminin ne cesse de croître en nombre", constate Frédéric Lévêque, responsable de la librairie érotique La Musardine, à Paris. "Les hommes, en matière d'érotisme, sont davantage attirés par l'image, les femmes vont plus naturellement vers le roman, poursuit Frédéric Lévêque. Mais c'est une clientèle qui exprime davantage ses besoins qu'avant, et qui n'hésite pas à me poser des questions, car si, avec l'image, les hommes savent tout de suite qu'un livre va leur plaire ou non, il est plus difficile de s'orienter dans une production où il n'y a que de l'écrit. »

Pourtant, personne n'avait vu venir le phénomène Fifty shades of Grey. "Il y aura un avant et un après Fifty shades, pronostique Margaret Calpena. Probablement qu'aucun éditeur traditionnel n'aurait voulu de ce livre. Mais E. L. James s'est auto-publiée sur le Net, ses fans ont fait le reste." L'éditrice analyse les raisons de ce succès : "E. L. James a introduit un vrai renouveau dans la romance érotique contemporaine. Son personnage parle à la première personne, et cela donne un ton plus moderne au récit. Et puis, il y a une vraie histoire. Du suspense. C'est primordial. Vous n'appâterez pas les lectrices en ne leur proposant qu'une enfilade de scènes érotiques. Elles veulent d'abord lire une histoire d'amour. Enfin, Fifty shades ne déroge pas aux codes de base du genre : le héros est beau et fabuleusement riche !"

Faute de respecter ces règles, ceux qui seraient tentés d'embrayer sur le mouvement subiront des déconvenues. "Il y aura des morts", présage Anne Coquet. En attendant, pas question, en ces temps de marasme économique, de bouder un phénomène qui, aux Etats-Unis, a fait bondir de 10 % le marché du livre. "Je suis pour les best-sellers. Ils ont une vocation d'entraînement", clame Frédéric Lévêque. Et d'ajouter : "Espérons que la locomotive Fifty shades ira loin."

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