Jusqu’à lundi, tout allait bien du côté des engagements annoncés par les pouvoirs publics à propos du numérique scolaire : "Le gouvernement a décidé que c’est un enjeu fort, on ne peut que s’en féliciter", déclarait la semaine dernière Sylvie Marcé, présidente du groupe Enseignement du SNE, et P-DG de Belin, à propos du plan "e-éducation" annoncé par Arnaud Montebourg le 10 juillet, lorsqu’il était encore ministre de l’Economie, du Redressement productif et du Numérique. "Avec le ministre de l’Education nationale, Benoît Hamon, nous avons imaginé d’investir massivement dans l’éducation numérique afin d’offrir aux petits Français de nouvelles pratiques pédagogiques. C’est le plan "e-éducation" qui devrait mobiliser environ 700 millions de commande publique", avait-il promis lors d’un discours "pour le redressement économique de la France", mis en scène dans son ministère, à Bercy. François Hollande, président de la République, se montrait tout aussi volontaire dans son allocution du 14 juillet : "Nous allons lancer un grand plan pour le numérique à l’école. Nous l’avons déjà accompli pour une part, mais il faut aller beaucoup plus loin ! Moi je veux que la France soit exemplaire sur le numérique à l’école. Qu’on soit les meilleurs si c’est possible !"
Le programme du plan "e-éducation"
Depuis, ces deux-là ont divergé. Le plan "e-éducation" devrait survivre à cette péripétie politique, mais sa mise en œuvre risque d’en être retardée. Le calendrier présenté le 4 juillet était serré, même avec une équipe gouvernementale stable. Dès septembre, il était prévu la "publication en ligne d’un cadre de référence des achats numériques éducatifs" selon les éléments indiqués lors de la validation du plan proposé par Deborah Elalouf et Jean-Yves Hepp. Chefs de projet chargés d’élaborer ce programme, la première est présidente de Tralalere, société de production de programmes numériques éducatifs, et le second est président fondateur de UnoWhy, qui produit la tablette TED en test dans les collèges de Saône-et-Loire, département d’Arnaud Montebourg. Les commandes des premiers appels d’offres de tablettes ou PC devaient être lancées dès la fin de cette année, de même que les "premiers achats de ressources numériques éducatives".
"L’effort principal de financement reposera sur les collectivités locales", nuance Sylvie Marcé, en soulignant que la part de l’Etat viendra du ministère de l’Economie, via le programme des investissements d’avenir piloté par la Caisse des dépôts et consignations : une source plus sûre que le budget de l’Education nationale, certes le premier du gouvernement, mais toujours sous la menace d’économies exigées par le ministère des Finances. Ramenée aux 7,4 millions d’élèves concernés (primaire et collège), la manne annoncée apparaît de fait insuffisante sans le secours d’autres sources d’argent public : un peu moins de 70 euros par élève pour les tablettes, et une soixantaine d’euros pour les contenus. "Le point important de ce dispositif, c’est son articulation entre contenu et équipement", insiste Guillaume Scottez, responsable du numérique éducatif chez Hachette, et directeur du Kiosque numérique de l’éducation (KNE), la plateforme de distribution de contenus du groupe.
Le marché scolaire au plus bas
Paradoxalement, le marché du numérique scolaire pourrait diminuer encore cette année, alors qu’il n’était déjà pas bien vaillant, à 1 % seulement du volume d’affaires du secteur. "Les derniers fonds du chèque ressource ont été consommés en septembre 2013 et le dispositif est maintenant fermé", note Guillaume Scottez. L’Education nationale a aussi complètement supprimé les crédits pour les manuels papier du collège, les seuls qui dépendent du budget de l’Etat, "en attendant les nouveaux programmes de la refondation de l’école", indiquait la Direction générale de l’enseignement scolaire dans un dossier à l’attention de l’ancien ministre de l’Education. Ce gel pourrait même durer deux ans, en raison du retard pris dans l’élaboration des programmes. La baisse du chiffre d’affaires du secteur devrait donc se poursuivre cette année : le seul changement de programme concerne la réintroduction de l’histoire au programme du bac S.
Ce retournement du marché a fragilisé Belin. Le dernier grand éditeur indépendant cherche un partenaire voire un repreneur, une perspective que Sylvie Marcé ne souhaite pas évoquer, préférant tenter de convaincre les pouvoirs publics de la nécessité d’anticiper la réforme en préparation. "Il faudrait des projets et des crédits sur la charnière primaire-collège : en raison de la nouvelle répartition des cycles, les élèves qui entreront en 6e en septembre 2015 travailleraient sur l’ancien programme, mais démarreraient le nouveau en 5e, à la rentrée suivante. Et cette situation se renouvellera pendant deux ans", fait valoir la présidente du groupe Enseignement.
Les appétits des nouveaux acteurs
Les éditeurs en sont réduits cette rentrée à expérimenter la vente de manuels numériques aux familles, comptant sur l’équipement en tablettes pour lesquelles ils ont tous conçu des applications. Fin 2013, environ 30 % des foyers en possédaient une, ce qui représentait 8 millions d’appareils en circulation selon GFK. Sans attendre les financements du plan "e-éducation", les collectivités en fournissent déjà aux élèves. L’initiative la plus importante revient à la région Nord-Pas-de-Calais : 12 000 lycéens des filières technologiques ont reçu des tablettes HP, fonctionnant sous Windows 8.
Allié aux fabricants qui utilisent son système d’exploitation, Microsoft a renforcé son département Education, comptant sur l’avantage que lui donnent l’implantation de ses serveurs dans les établissements ainsi que la familiarité des enseignants avec Windows et la suite Office. Apple profite encore de l’avance acquise avec l’iPad et a mis un pied dans un univers dont il était quasi absent, en raison de ses prix. Il tente aussi d’imposer son logiciel propriétaire de conception de manuels. Mais la marque française Archos peine à placer son matériel qui tourne avec Android, le système de Google. Et UnoWhy, autre fabricant français, en est encore aux phases de tests.
Si le gouvernement souhaite soutenir la naissance d’une "nouvelle France industrielle", ainsi qu’il a baptisé l’ensemble de ses projets, il serait finalement judicieux d’attendre un peu… Et le rôle de la puissance publique est ambigu : l’Etat et les collectivités locales ne comprennent pas la nécessité de payer deux fois les mêmes contenus sous prétexte qu’ils sont proposés sous deux versions. La concurrence des organismes publics dans la production numérique tels que le réseau Canopé (ex-CNDP), le Cned ou l’Onisep inquiète aussi les éditeurs. Le plan "e-éducation" prévoit d’ailleurs une "étude sur la concurrence entre éditions scolaires publique et privée".
De nouveaux poids lourds
L’économie de l’édition scolaire repose pour l’essentiel sur la dépense publique, une ressource fragile que convoitent les acteurs du numérique attirés par un marché de 12 millions d’élèves et 840 000 enseignants à équiper en terminaux individuels, tableaux numériques, réseaux… Parallèlement, les contenus ne sont plus rares et le défi ne consiste plus tant à les produire qu’à les organiser et à les distribuer, ce que se proposent de faire les nouveaux venus. Apple est en embuscade, des start-up se lancent, telles Edulib, filiale de Belin et de Magnard, ou Gutenberg Technology. L’imprimeur Jouve, avec son application Leto, réussit même à rapatrier une "fabrication dématérialisée", alors que l’impression de manuels a migré en Italie.
Les manuels en chiffres
La Corrèze commande encore des tablettes
Premier département à fournir des iPad à tous les collégiens, la Corrèze (19) relance un appel d’offres pour un nouveau cycle d’équipement sur quatre ans : à chaque rentrée, les élèves de 6e recevront une tablette qu’ils conserveront pendant toute leur scolarité. "Le montant annuel du marché est d’environ 1,5 million d’euros", indique Pierre Mathieu, directeur de Canopé 19 (l’antenne départementale du réseau Canopé, ex-Scéren-CNDP). Environ 13 000 élèves sont concernés. "Il a fallu du temps pour que l’ensemble des enseignants s’approprient le matériel, au-delà des geeks qui sont toujours impatients. Il faut aussi une bonne infrastructure, une technologie simple et irréprochable, mais surtout un énorme accompagnement en formation", constate Pierre Mathieu. La plateforme de maintenance d’Ordicollège à Tulle compte onze personnes.
"Les éditeurs ont du souci à se faire"
Une partie des 800 enseignants produisent maintenant du contenu pour les tablettes ou pour les tableaux numériques, et le directeur de Canopé 19 veille à ce qu’ils utilisent des logiciels libres (Scenarichain ou Sankoré) afin qu’ils ne soient pas coincés avec une marque de matériel. "Les ressources produites n’ont rien à envier à celles des éditeurs, qui ont du souci à se faire", affirme-t-il sans détour. "Pour le moment, le coût des licences pour les manuels est trop élevé, par rapport à la dotation de l’Etat. Un établissement ne peut payer que deux ou trois séries, c’est insuffisant", estime-t-il. Son objectif est maintenant d’élargir au niveau national l’usage d’un outil d’édition numérique, qui pourrait déboucher sur de l’impression à la demande. "Il faut aussi doter le réseau Canopé d’un système de stockage de ressources, dans une médiathèque numérique efficace : il ne suffit pas de produire des contenus, il faut aussi pouvoir les trouver." Pierre Mathieu voit l’avenir de l’édition scolaire autour de ressources en "granules", unités de contenus à organiser en fonction des besoins.
Un travail politique pour les libraires
La place des libraires dans le scolaire sera un enjeu des prochaines élections régionales pour le SLF.
La place des libraires dans la diffusion des manuels numériques est encore à définir. "C’est toujours très expérimental, les éditeurs sont maintenant ouverts sur ce point, mais rien n’est homogène sur les conditions commerciales ou techniques entre Hachette, Editis, les différents établissements", résume Matthieu de Montchalin, président du Syndicat de la librairie française et patron de L’Armitière à Rouen. "Microsoft a approché les responsables de la Seine-Maritime, pour leur proposer ses tablettes. Le département n’a pas donné suite", raconte-t-il, en notant avec satisfaction que les élus locaux l’ont consulté. "Le libraire a un contact que les éditeurs n’ont pas. Il faut l’entretenir, c’est un enjeu important pour les prochaines élections régionales", insiste-t-il. Le financement des achats de manuels pour les lycéens a en effet grandement modifié l’économie du marché scolaire en France depuis sa généralisation à partir de 2005.
Pour le moment, la solution proposée par les plateformes de distribution repose sur un système centralisé. "Le libraire prend la commande auprès de l’établissement, la transmet à la plateforme qui la traite en ouvrant les droits d’accès et en mettant à la disposition des utilisateurs les identifiants et les liens permettant de consulter les contenus achetés", explique Guillaume Scottez, responsable du numérique scolaire d’Hachette Livre, et directeur du Kiosque numérique de l’éducation (KNE), la plateforme du groupe. Cette solution répond à la demande des collèges ou des lycées qui pratiquent les achats groupés de manuels et qui ne veulent qu’un seul interlocuteur, mais elle ne favorise pas la répartition des ventes, naturelle lorsque les familles reçoivent une dotation et restent libres de l’employer dans la librairie de leur choix. La vente aux familles de manuels sous forme d’applications pour tablettes ou PC que les éditeurs commencent à tester cette rentrée passe aussi par les plateformes KNE, ou Canal numérique des savoirs (CNS) pour Editis.
"Nous sommes encore loin d’un marché structuré, et tous les appels d’offres numériques ont échoué jusqu’à maintenant", remarque Frédéric Fritsch, directeur général de la librairie de l’Education (LDE), devenue un des premiers adjudicataires spécialisés dans le scolaire.
Des défis surmontables.
Matthieu de Montchalin veut s’inspirer de l’expérience menée avec le projet Prêt numérique en bibliothèque, "qui peut s’étendre à la diffusion de licences de manuels scolaires", estime-t-il. "Les défis techniques posés par l’intégration des libraires sur les plateformes numériques scolaires sont parfaitement surmontables", ajoute Julien Llanas, directeur des opérations d’Edulib, système d’édition de manuels numériques. "Mais il faut que le volume du marché justifie un investissement dans ces solutions techniques qui consistent à coupler les distributions papier et numérique, avec la gestion conjointe des références. Et si le manuel évolue vers un éclatement des contenus, les libraires pourraient envisager de s’adapter à la vente de logiciels", prévoit-il.