« Dimanche 1 er novembre 1903. Toussaint. Messe de 8 h. Je rentre heureux d’être délivré de cette foule abjecte qui communie les jours de grande fête, comme elle irait à un spectacle ». C’est Léon Bloy qui tient ici son Journal. Il a 56 ans. Cela fait onze ans qu’il s’y colle. Il le tient quotidiennement. Messe à l’aube (il note l’heure). S’il le peut, il la fait précéder de Matines. Ce 1 er novembre, coup double : Matines à trois heures (du matin, bien sûr). Messe cinq heures plus tard, donc. Et comme Léon ne s’y trouve pas seul, pour une fois, il râle. Il en rajoute une couche : « Je prie la Vierge et les Saints de me délivrer de la vue des autres qui me souille et me désespère ». Après quoi, il note à toute allure quelques mots sur la correspondance reçue, sur la correspondance tenue – histoire de ne pas oublier. Ce qui nous vaut, ce 1 er novembre 1903 : « Reçu une caisse de vin Mariani. Les Dieux ont soif, moi aussi ». Il ajoute encore un mot, comme presque chaque jour, sur Jeanne et Véronique. Jeanne, fille d’un poète danois, est sa femme, nettement plus jeune que lui, épousée en 1889. Véronique est leur fille née en 1891. Pour elles, pour lui – et contre tous les autres – Léon passe son temps à « taper » ses amis et relations (ses ennemis et relations, plutôt), afin d’obtenir de l’argent, car il est sans le sou. Il conclut, chaque mois, son Journal par le compte des lettres envoyées, des lettres arrivées et de l’argent perçu. La plupart de ceux qui en envoient ont une raison supplémentaire d’être injuriés. « Jour morne pour moi. Depuis longtemps, Dieu ne me donne plus un éclair de joie dans la prière », écrit-il enfin. Enchaînant : « Lu un livre sur le Kamtschatka ». Léon se console comme il peut. Fâcheux goncourt de circonstances En tout cas, ce matin du 1 er novembre 2007, sa méchanceté roborative m’a mis de bonne humeur. C’était vers 8 h 20 environ. Je venais de découvrir une photo pleine page des jurés Goncourt à la une du Figaro Littéraire, assortie d’un long reportage, qui nous les présente harassés par leur apostolat. Un sacerdoce épuisant. Ils ont fait le don de leur personne à la littérature. Mais comme je me suis promis de ne pas tout le temps assaisonner le Paysage Littéraire, motus . De surcroît, la radio n’était pas faite pour me rendre charitable. Europe 1 avait convié deux croque morts industriels qui présentaient les nouveaux choix commerciaux : cercueils bio, crémation soft, accompagnement motivé, etc. De ce miel funèbre surnageait la voix singulièrement lasse de Jean-Pierre Elkabbach. Zapping. Pas de chance, sur France Inter c’est Michel Onfray qui prophétise à rebours sur les joies de l’hédonisme, d’une voix lugubre. Hédonisme recto, ressentiment verso ? Il en veut à tout le monde, ce maître en sagesse. Peut-être était-il gêné par les éclats de trompette de Nicolas Demorand. Il faudra un jour expliquer à Nicolas Demorand qu’un micro diffuse parfaitement sans qu’il soit nécessaire de barytonner fortissimo entre le mi et le fa dièse. L’impertinence – qui semble être son gimmick – n’est pas proportionnelle à la tessiture. D’impertinence, il n’y en avait pas, d’ailleurs. C’était plutôt du gargarisme : M. Clairon était ravi de Michel Onfray. C’était si chic d’inviter l’Hédoniste théophobe le jour de la Toussaint ! Imprécations avec tout le confort et l’eau courante : un petit numéro pagano-libertaire sur le plaisir vengeur, un couplet sur l’horreur chrétienne-masochiste, un autre sur le cauchemar libéral, etc. Faudrait informer les informateurs du fait que la Toussaint est, pour les chrétiens, le Jour des vivants. Que le Jour des morts, c’est le lendemain. Et que ce Jour-là, 2 novembre, a été inventé au Moyen Age pour tenter (sans succès) de dépasser la fixation morbide, païenne et populaire sur les trépassés. En plus, c’est agaçant d’entendre l’Hédoniste faire le Gribouille sur l’Antiquité et sur la laïcité. Ecrire un jour un Contre Onfray qui serait une réhabilitation des païens, d’Emile Combes et d’Edouard Herriot. Malgré Onfray. Quant à Nietzsche, heureusement, il se débrouille très bien sans l’Hédoniste. Sous mes yeux, à cet instant, d’autres lignes de Bloy. Le 15 août 1907 : « L’irrévérence de ces animaux sans raison est peut-être moins offensante pour Dieu que la médiocrité de la plupart des dévots ». Actualités 1900 Sauvé par Léon, donc. Poursuivant la lecture de son Journal, j’abandonne l’idée de parler des jurés Goncourt et de développer mon Contra Frayonem . La vie est courte. Le 16 juin 1904 : « A propos d’un incendie effroyable qui vient de dévorer 500 protestants à New York : quand on crie « au feu ! » tout le monde a peur. Que sera-ce quand on criera : « au Saint-Esprit ! ». Pas mal, çà. Mais peut mieux faire. Ce qui ne manque pas. Tenez, le 9 août 1907, répondant à une enquête journalistique sur son sport favori : « Je crois fermement que le sport est le moyen le plus sûr de produire une génération d’infirmes et de crétins malfaisants. Pour ce qui est de mon « sport favori » comme vous dites, votre ignorance montre clairement que vous n’avez rien lu de moi, ce qui ne peut m’étonner, le sport et la lecture étant tout à fait incompatibles ». A cet instant, la radio emphatise (comme diraient les Anglais) sur la cocaïne et Martina Hingis. Drogue et jeux truqués sur les courts. J’imagine Bloy réfléchissant, après sa sortie antisportive. 9 août 1907. C’est le soir, rue Caulaincourt. Il a été à la messe de 5 h et demie du matin. Il a travaillé toute la journée. Il enchaîne : « L’unique sport qui m’a particulièrement séduit depuis mon adolescence est la trique sur le dos de mes contemporains et le coup de pied dans leur derrière ». Après quoi, il reprend la plume pour solliciter 5 francs. Car il est « horriblement, glorieusement pauvre ». Le volume fait 1500 pages et couvre les seules années 1903-1907. On ne va pas tout citer. Un dernier pour la route, tout de même. Vendredi 6 avril 1906, après la messe de 6 heures. Bloy revient sur le terrible coup de grisou qui fit plus de mille morts, cette année-là. « Je lis avec dégoût l’ignominieuse ovation des pauvres mineurs de Courrières, échappés de leur sépulcre et dont deux ont été décorés pour les récompenser d’avoir eu la chance de sauver leur peau. Le Matin a fait venir ces lamentables héros [lamentables = dignes de lamentations] et les promène comme des bœufs gras. On a traîné ces humbles êtres, incapables de rien comprendre, à cette farce chez Fallières qui leur a fait un discours imbécile, et au champ de courses où se donnait une fête pour les victimes. Occasion de mentionner les toilettes des dames et de faire un peu de réclame à leurs couturiers ». A lire Tout cela est extrait du tome III du Journal inédit de Léon Bloy, qui vient de paraître à l’Age d’Homme. Bloy y parle aussi de Barbey d’Aurevilly, de Jacques et Raïssa Maritain, du peintre Rouault, de l’abbé Mugnier – le curé proustien – de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Mille choses encore. L’édition est très bien fabriquée, reliée de toile bleue avec une pièce de titre en cuir. Imprimée sur papier Bible. Elle coûte cher : 78 € - tarif peu accessible au « mendiant ingrat ». Cela dit, suffit d’économiser un Yasmina Reza, un Onfray et un Norman Mailer. Ou quatre Max Gallo. Le tour est joué.
15.10 2013

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