Vanité des vanités. C'était il y a quatre ans. Les Enténébrés. Un livre, enfin. Un astre noir, indécent, inouï d'élégance, venu percuter le paysage, assoupi, embourgeoisé, littéraire national. Le grand retour en quelque sorte, en habits du dimanche et de deuil, de Bataille et Blanchot. Son autrice, Sarah Chiche, qui signait là son troisième roman, cessait instantanément d'être un bruit qui court, une it girl pour happy few. La parution à l'automne 2020 du tout aussi splendide et désolé Saturne, errance majeure et nocturne entre l'amour, la mort et la mère, en apportait une confirmation éclatante. Et après ? Qu'est-ce qui succède à la nuit ? L'aurore ou l'horreur ?
Autre chose. Tant il est vrai qu'il y a de nombreuses pièces dans la demeure de la beauté. Et que le roman, dès lors que l'on concède à s'y abandonner, est aussi une boîte à malices. Ce sera donc ici son cinquième. Les alchimies. Pour faire vite, une histoire de crâne et de crâneurs, de transmission et de secrets, encore une fois issus d'un cauchemar magnifique. Cette histoire, c'est celle de Camille Cambon et de Francisco de Goya. La première, la quarantaine, un peu desperate housewife sur les bords (où elle se tient à l'aplomb de sa vie), brillante médecin légiste, reçoit à l'été 2022 un mail où il est question du second. Et plus précisément de son crâne, volé après son inhumation au cimetière de Bordeaux, ville où le peintre passa les dernières années de sa vie. Ville aussi où les trois êtres qui ont compté le plus dans la vie de Camille, ses parents (disparus prématurément dans un accident de plongée alors qu'elle n'avait que 16 ans) et son parrain qui l'éleva après leur disparition, firent leurs études. Ville enfin de secrets inavouables, innervée par l'écho de l'immigration espagnole en son sein. Camille y est rappelée pour un étrange rendez-vous, comme à mi-chemin entre ses disparus et le peintre espagnol adoré, auquel son père voici bien des années consacra un ouvrage de référence. Au bout de ce chemin, une longue nuit traversée, l'attend une vérité. La sienne.
Tout au long de ces Alchimies, parfaitement abouti, serti de splendides complexités et d'une curieuse allégresse noire, Sarah Chiche est à la fois tout à fait elle-même et dans le même temps tout à fait une autre, comme transfigurée par le plaisir (que le lecteur partage avec elle) du texte, de son dispositif romanesque. Tout ici, dans cet inattendu page-turner, fait écho et sens. C'est une fête de l'esprit accompagnée d'un humour aussi discret qu'incisif (notamment autour de tout ce qui relève de la vie privée de son héroïne). Un cabinet de curiosités autour des cerveaux, c'est-à-dire des têtes bien faites et bien pleines, en même temps qu'une libre variation autour de l'érotique de l'intelligence. Chiche est peut-être passée de la tragédie « Mitteleuropa » aux danses macabres d'un pays d'or et de sang, n'empêche, la note est toujours juste et au fond, rien ne change : ses livres, ce sont toujours des cabanes dans les arbres. Où s'installent des gosses dissipés, furieusement doués et absolument libres. Adorables.
Les alchimies
Seuil
Tirage: 16 000 ex.
Prix: 19.50 € ; 240 p.
ISBN: 9782021500325