Une possible source de joie. Après un premier ouvrage édité en 2022 aux éditions du Manuscrit (Queer Phenomenology. Orientations, objets et autres), trois textes de la chercheuse et écrivaine britannico-australienne Sara Ahmed paraissent au printemps en France : Vivre une vie féministe (éditions Hors d'atteinte), Vandalisme queer (Burn-Août) et Manuel rabat-joie féministe (La Découverte). Ce dernier, publié il y a un an dans les pays anglo-saxons, se présente sous la forme d'un guide à destination des « rabat-joie féministes » : à celles qui « [se mettent] en travers du bonheur des autres [...] gâch[ent] les dîners, ruin[ent] les atmosphères, cass[ent] l'ambiance ». On reconnaît aisément les critiques souvent adressées − que ce soit dans la sphère privée, professionnelle ou médiatique − aux féministes, revendiquées ou non. Sara Ahmed en analyse les contextes, rapporte les situations emblématiques dans lesquelles se manifestent ces réactions, et explore le sens même du terme « rabat-joie ». « Est-ce qu'on t'a déjà reproché d'être la source de division quand tu pointes une division ? Est-ce qu'on t'a déjà dit "Allez, fais un sourire chérie, ça pourrait être pire [...]" ? »

Tout comme le terme « queer » (« étrange », « bizarre »), revendiqué par les LGBT après avoir été utilisé pour les dénigrer, le qualificatif « rabat-joie » entend ici devenir un mode d'être au monde. « Le Manuel rabat-joie féministe ne donne pas d'instructions, d'informations ou de conseils [...]. Il montre plutôt comment en devenant rabat-joie féministe, nous recevons tout un ensemble d'instructions, d'informations et de conseils pour vivre dans ce monde. »

Nourrie d'expériences vécues par elle ou par d'autres, de témoignages d'étudiantes, de littérature (Toni Morrison), de poésie (Audre Lorde), de philosophie (Judith Butler)... Sara Ahmed écrit là un page-turner à la fois incisif, pertinent, joyeux, efficace. « Si l'égalité est traitée comme un manque d'humour, nous devons donc comprendre que l'inégalité a quelque chose de drôle. » Elle parle aussi de l'expérience d'être une femme noire au sein des espaces féministes. « Audre Lorde, bell hooks, Sunera Thobani et Aileen Moreton-Robinson, parmi d'autres, m'ont appris à penser que les figures de la femme Noire en colère, la féministe racisée en colère et la femme autochtone en colère, sont des rabat-joie féministes au sens où elles « tuent » la joie féministe. Parler du racisme à l'intérieur du féminisme, c'est se mettre en travers du bonheur féministe. »

Radicale, Sara Ahmed invite à devenir une féministe rabat-joie à travers un certain nombre de « vérités », de « maximes », d'« équations » et d'« engagements », comme : « Exposer le problème, c'est poser problème » ; « Sois mal ajustée, ne t'ajuste pas à l'injustice ! » ; « Si la critique fait des dégâts, je suis prête à faire des dégâts »... Il va sans dire que ce livre va probablement causer du « désagrément » aux critiques des féministes qui pointent sans cesse leur agressivité, leur impatience, leurs excès. Mais Sara Ahmed prévient aussi qu'« endosser cette tâche, c'est accepter de sortir de la logique de la séduction ».