Le prisonnier. Voici un livre qui fera date. C'est en effet la première fois qu'un ouvrage français fait le pari d'une biographie du philosophe italien Antonio Gramsci (1891-1937). Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, grands spécialistes du sujet à l'ENS Lyon, préfèrent certes parler d'approche biographique ou de biographie diachronique mais les faits sont là. Dans cette « œuvre-vie », on suit à la fois l'homme et la pensée. L'un ne va pas sans l'autre, mais bien souvent les travaux sur Gramsci sont strictement disciplinaires. On le confronte au marxisme, à la psychanalyse, à la linguistique, à la religion. En fait, c'est souvent une œuvre que l'on présente, rarement que l'on raconte. Or, c'est le cas ici, et c'est ce qui rend la démarche passionnante : suivre ce personnage chétif, petit (1,51 m), bossu et tuberculeux, dans l'une des plus incroyables aventures intellectuelles du XXe siècle. Une aventure qui s'est déroulée dans l'arène politique, juste après la Première Guerre mondiale, avec la révolution soviétique, au moment de la marche sur Rome et la victoire du fascisme en Italie, mais dont l'essentiel s'est accompli en prison pendant près six ans. Gramsci, c'est cet être qui ne renonce à rien et qui dans sa cellule dévore des livres et écrit sur des cahiers. Dans sa tête, les concepts se bousculent. Il s'oppose au fascisme bien sûr, mais il conteste les orientations de Staline, lui qui est à l'origine du Parti communiste italien. C'est un homme de langage, un homme qui sait le poids des mots et de la culture dans le combat politique. Il voit bien la dérive du monde au milieu des bruits de bottes. Il retourne donc aux fondamentaux dévoyés : un Marx et ça repart !
Trois temps ponctuent ce livre : les années de formation, de l'arrivée du jeune boursier sarde qui découvre le prolétariat à Turin en 1911 jusqu'à la fin de la guerre ; son activité de militant révolutionnaire, avec la fondation, le 1er mai 1919, de la revue L'Ordine Nuovo (« l'ordre nouveau ») puis son activité de dirigeant communiste jusqu'à son arrestation le 8 novembre 1926, son procès politique et sa condamnation à vingt ans de prison ; enfin la période d'incarcération durant laquelle il rédige ses trente-trois Cahiers de prison de 1929 à 1935, deux mille notes préparatoires pour un travail qu'il n'achèvera pas. En filigrane, Descendre et Zancarini révèlent la tragédie personnelle de Gramsci, sa vie compliquée avec Giulia, la mère de ses enfants qui vit à Moscou, mais aussi la tragédie d'un communiste hétérodoxe, celle d'une génération broyée par les appareils politiques et la montée des totalitarismes. Ce prisonnier le fut aussi de son temps, comme Machiavel, mais il le fut également des préjugés sur son œuvre en gestation à laquelle il n'a pas eu le temps de mettre un point final. On lui annonce sa libération le jour de l'hémorragie cérébrale qui l'emporte.
Ce prisonnier-là, Descendre et Zancarini l'ont délivré du poids énorme des idéologies, des faux-semblants conceptuels et des récupérations de l'extrême droite.